La Mule
Crépusculaire. L'adjectif revient sans cesse dans l'univers de Clint Eastwood, avec immédiatement à l'esprit le clair-obscur hiératique de certains de ces westerns (Impitoyable) ou films historiques (J.Edgar, Lettres d'Iwo Jima...), leur solennité graphique, leur trait d'union infaillible entre déclin et violence. La Mule se veut tout autant crépusculaire, mais sur un mode diamétralement opposé: la fantaisie comme vecteur de désenchantement, la chute en pleine lumière, des fleurs plutôt que des flingues...
C'est bien-là le drame de Earl Stone. Il a trop vécu au milieu des fleurs, cet horticulteur-voyageur qui a tout sacrifié à son métier, et notamment sa famille. Submergée par l'essor du commerce en ligne, son entreprise tombe en faillite, ce qui l'entraîne dans une voix bien iconoclaste pour un vieillard de 90 ans. Il accepte ainsi de jouer les chauffeurs pour un cartel mexicain. Chauffeur, ou plutôt passeur de drogue -une "mule", comme on dit dans le jargon. De quoi se renflouer, et renflouer aussi d'autres amis dans le besoin.
À partir de ce récit véridique, Eastwood fait mine de creuser une veine thriller (avec en face Bradley Cooper en agent fédéral peu digne d'intérêt...jusqu'au moment où il rencontre sa cible) dont il contourne les paramètres, ne serait-ce que sur le terrain de la violence, avec une nonchalance réjouissante. Ce qui est d'abord dézingué, ici, a plutôt rapport avec la fragilité d'un corps, la lenteur d'une démarche, une bouche qui tombe, une élocution hésitante...
Et c'est le Clint impeccable d'autrefois qui offre son visage à cette mule croûlante ! La gangrène dévastait déjà son corps dans Gran Torino, mais ayant affaire à une autre gangrène -des petites crapules menaçant un gamin- le personnage renouait au final avec une certaine flamboyance. Ici, rien de tel, surtout quand il s'agit non pas de sculpter sa propre mort mais d'accompagner celle de l'autre, cette épouse si longtemps négligée (lumineuse et poignante Diane Wiest...) à laquelle un mari désemparé n'a que sa tendresse à offrir.
Voie royale pour le pathos ? Ce serait méconnaître l'ironie mordante et la vivacité cinémathographique hors pair dont Clint Eastwood peut faire preuve, au même titre qu'une Agnès Varda lorsqu'elle se met elle aussi, dans un tout autre genre, à documenter son âge. Ce serait aussi occulter son regard à la fois vachard et désabusé sur l'Amérique de Trump, avec notamment cette séquence du Latino qui croit sa dernière heure venue à la merci d'un banal contrôle routier. Ce serait faire l'impasse, enfin, sur l'éternelle et passionnante thématique "eastwoodienne" autour du mythe du héros américain avec, au passage, un matériel autrement plus conséquent sur Le 15h17 pour Paris.
Plus question, dés lors, de rester à quai. Surtout lorsque, au volant de son pick up, le grand Clint allume son autoradio et chante à tue-tête des airs de Dean Martin, King Pleasure ou encore Willie Nelson. Dans le registre On the Road Again, et pas seulement au crépuscule d'une journée ou d'un âge, c'est encore lui le plus fort.
La Mule, Clint Eastwood, sortie en salles ce mercredi.