Yoga
Le yoga, franchement... Que l'auteur de l'épique Limonov et du dantesque Le Royaume se focalise sur ce que certains perçoivent comme un hobby de bobo façon aérobic alors que le monde continue à aller de travers a de quoi déconcerter à première vue. Fausse frayeur, tant ce nouvel opus d'Emmanuel Carrère, une fois de plus, nous scotche par sa puissance de mise à nu, l'art de l'autodérision qui aère constamment son écriture et ses prolongements inattendus vers d'autres vies que la sienne, en référence à l'un de ses plus grands succès.
Au départ, donc, un "petit livre souriant et subtil sur le yoga " que l'auteur entreprend à la faveur d'un stage de méditation musclé dans le Morvan. Il va plutôt bien à ce moment-là, Emmanuel Carrère. Seul souci, cet "ego encombrant, despotique, dont j'aspirais à restreindre l'empire ". S'ensuit un fascinant décryptage de l'harmonie zen qui en chasse peu à peu le caractère hermétique. C'est tout un art, visiblement, la domestication des vritti, ces pensées incontrôlables, "clapot, houle, vagues, courants profonds, coups de vent ou bourrasques qui rident la surface de la conscience."
En même temps, et en bon Carrère qu'il est, l'auteur prend ses distances avec la chose. Il s'en moque, parfois. Il doute, surtout. Dans quoi s'est-il fourré ? Que fait-il dans ce hangar qui ne dépareillerait pas dans un film de zombies ? Le voici parmi une "muraille de dos dressés, compacts, immobiles sous les couvertures bleues qui retombent autour d'eux, coniques comme des tipis ", assis pendant des heures sur un zafu (petit coussin japonais) en train d'écouter une voix enregistrée qui psalmodie: "Inspirez, expirez, Sentez l'air qui entre dans les narines, l'air qui sort des narines "...
On sourit... et on ne sourit plus. Le récit, soudain, est cisaillé par une rupture. Quelle idée que de s'isoler du monde en janvier 2015 alors qu' "il s'est passé dans notre pays des événements graves " que l'actualité judiciaire remet en avant ces jours-ci... Une mystérieuse "femme aux gémeaux " replonge également Carrère en enfer même s'il préfère traiter cet épisode par l'ellipse. Bref, le voilà un an plus tard hospitalisé à Sainte-Anne, le moral dans les chaussettes, "la bite écaillée par l'herpès ". Dépression, troubles bipolaires, électrochocs, lithium... Enterré, le livre sur le yoga. Il y a désormais plus urgent qu'un "conclave de méditants occupés à fréquenter leurs narines ".
Au-delà des ténèbres, pourtant, le projet initial va revenir au détour d'une convalescence insulaire. Léros, repère de naufragés en tout genre. Parmi eux, Frédérica, une Américaine qui en connaît autant que l'auteur au rayon névroses. "La soixantaine, une crinière de cheveux gris épais, elle porte une robe bleu nuit beaucoup trop habillée pour une ile grecque en plein été ". Et puis il y a "les garçons ", Hamid, Atiq, Hussein et Mohammed, ces petits réfugiés que Frederica chaperonne avec des méthodes bien à elle tout en écoutant sans cesse la Polonaise héroïque de Chopin. Émotion crescendo. Ou comment Frédérica conjure ses propres ombres, notamment celle qui lui fait brusquement tourner la tête vers la gauche, "comme si on l'avait appelée, comme si elle cherchait à voir quelqu'un ou quelque chose sur sa gauche, mais il n'y a personne "... Les garçons, eux, finissent par s'initier au yoga.
Tout alors refait sens, le stage dans le Morvan, la dépression, l'île grecque... Le yoga, c'est une Odyssée, un déclencheur et un ascenseur d'émotions, un embellissement de nos failles. "La sagesse, est ce que ce n'est pas trop sage ? ". Pas sûr que les grands maîtres tibétains comprennent cette question. Emmanuel Carrère préfère plutôt citer Lénine: "Il faut faire avec le matériel existant ", autrement dit ne pas toujours vouloir tutoyer les sommets et consentir un deal avec notre bazar intime, tout ce "bizarre mélange d'improbabilités " dont parlait si bien Simone de Beauvoir. Est-ce ainsi qu'on devient meilleur écrivain ? Mille fois oui, nous répond Yoga au gré d'un récit décapant de justesse et de richesse d'âme.
Yoga, Emmanuel Carrère (Éditions P.O.L)