Dimanche 9 octobre 2011 par Ralph Gambihler

Limonov

La deuxième sélection du Goncourt lui a été fatale. Malgré sa très bonne côte dans le métier, Emmanuel Carrère ne succèdera pas le mois prochain à Michel Houellebecq, et il n'y a guère lieu de s'en étonner... Les jurés Goncourt ont d'ailleurs écarté un autre auteur -Eric Reinhardt en l'occurrence- qui pulvérisait pareillement les codes du politiquement correct. La route est ainsi dégagée pour des ouvrages plus conformes à l'esprit du moment, surtout lorsqu'il s'agit de se gargariser de pamphlets boursouflés dont la pseudo-complexité sert de paravent.

Sujet casse-gueule, donc, ou plutôt, sujet pince-nez, puisque dans "Limonov", l'auteur de "D'autres vies que la mienne" suit les traces extraordinairement dispersées de  l'infréquentable Edouard Limonov. Quel embrouilleur de première, ce type ! poète underground et imbuvable des années Brejnev, homo interlope dans les bas-fonds de Manhattan, hétéro bien en vue du Paris rouge-brun des années 80 et 90, Limonov se perd ensuite dans les Balkans, jouant les foudres de guerre au côté des Serbes avant de fonder en Russie un groupuscule national-bolchevique pas franchement rassurant et dont un certain Vladimir Poutine ne fera qu'une bouchée.

Pas très reluisant, le cursus, et pourtant, comme l'écrit Emmanuel Carrère à plusieurs reprises, "c'est plus compliqué que ça". Vomissant Soljenitsyne et Sakharov, Limonov est devenu aujourd'hui l'idole des démocrates russes, surtout depuis l'assassinat de la journaliste Anna Politkovskaïa. Fricotant avec les nostalgiques de Staline et Hitler, il considère que les antisémites sont des ploucs. Imperturbable face au martyr de Sarajevo, il rêve désormais de finir sa vie  à l'ombre des mosquées de Sarmacande.

Ce que nous dit également Emmanuel Carrère -et il en connait un rayon en la matière, le fils d'Hélène Carrère d'Encausse- c'est que Limonov, c'est l'âme russe dans toute sa splendeur... Celle, notamment, des nasbol, ces jeunes desperados à l'avenir bouché dont il devient la figure de proue. Ce sont les  "amis du rock et de la baston". Leur grand trip (comme celui de Limonov autrefois) consiste à faire zapoi, autrement dit à rester plusieurs jours sans dessoûler en prenant des trains au hasard et en confiant leurs secrets les plus intimes à n'importe qui.

L'âme russe dans sa splendeur, oui, mais aussi l'âme russe qui se noie dans les dernières années de la Perestroïka quand, au fin fond des campagnes, des millions de gens, malgré la liberté retrouvée,  sont jetés dans la misère et la totale incompréhension de ce qu'est devenu leur pays... C'est évidemment le plus beau passage du livre, ce retour de Limonov en Russie en 1989. Sans doute parce que pour la première fois il éprouve ce qui lui a souvent manqué dans sa vie: la compassion. Qu'il nous parle, ce Limonov, comme il parle à Emmanuel Carrère, qui fend son armure de bobo du 10ème, peu à peu, pour saisir au plus près la trajectoire de son sujet.

C'était d'ailleurs un sacré client, au passage, Edouard Limonov, quand nous l'interviewions sur Tsf avant qu'elle ne devienne TsfJazz. En ce temps là, certains rebaptisaient Mitterrand "Tonton" et Gobartchev "Gorby" quand d'autres rêvaient d'avoir chez eux des Musulmans blonds et aux yeux bleus comme il en regorgeait à Sarajevo. La grande mode était de passer Noël ou le Nouvel-an à Prague ou à Berlin. Cela semble si loin, aujourd'hui... Qui se rappelle encore de l'assaut contre la Maison-Blanche, le siège du Parlement à Moscou? Qui se souvient d'Andreï Siniavski? Non, franchement, le Goncourt pour un roman déterrant avec une plume à ce point pénétrante les spasmes idéologiques de notre fin de 20ème siècle qui sont aujourd'hui comme autant de proverbes chinois pour tout esprit germanopratin qui se respecte, c'était tout bonnement inconcevable...

"Limonov" (Editions P.O.L), d'Emmanuel Carrère