Samedi 6 septembre 2014 par Ralph Gambihler

Le Royaume

Un texte répand son baume et nous saisit dans le tréfonds de l'âme. La Bible ? Non, Le Royaume, d'Emmanuel Carrère. Le relisant dans le métro, voilà qu'on se surprend à dissimuler le titre du livre à d'éventuels regards extérieurs. Peur de passer pour un ringard, l'épopée des premiers Chrétiens ne passant pas forcément pour le sujet le plus hype de la période ? Malaise penaud à kiffer ainsi pour un auteur si bien en vue qu'il n'a pas tardé à être canardé par diverses coteries jusqu'à se faire blacklister, d'entrée de jeu, par le jury du Goncourt ? Ce qui est sûr, c'est que le phrasé d'Emmanuel Carrère s'imbibe en nous de manière souterraine, clandestine, toxique, sans que l'on sache très bien quel lieu en nous ce texte a si profondément touché.

Le récit n'a pourtant rien d'une élégie. Le trait est d'ailleurs bien cavalier, parfois, avec ce que son contenu a de sacré, l'auteur faisant successivement défiler, sous sa plume, cet autre Emmanuel Carrère "touché par la grâce" dans une vie antérieure (mais dont il ne veut pas se moquer...), ainsi que deux grands noms des temps anciens : Paul, l'exalté dissident, le barbu disgracieux, le prêcheur illuminé qui détache subrepticement le message christique des ses soubassements judaïques, troquant une rigidité pour une autre. Et puis Luc, l'évangéliste terre-à-terre, le médecin sensualiste, peu au fait de fatras théologique, peut-être convaincu, à son insu, que le Royaume est aussi sur terre.

Cette trame antédiluvienne dont tout découle mais dont le sens s'est étiolé au fil des siècles, Emmanuel Carrère la transporte, justement, dans notre époque, avec ses réflexions de bobo culpabilisé tour à tour irritant et séduisant mais aussi d'agnostique n'ayant pas renoncé à la transcendance. Encore faut-il être bien accompagné si l'on veut être transporté ! Depuis quand ça lui suffirait, au lecteur, une parole d'évangile ? Alors voilà. Pour bien comprendre l'hostilité que Paul soulève lorsqu'il convertit à tout va, Emmanuel Carrère nous renvoie à Lucky Luke: "On le verrait à chaque fois quitter la ville enduit de goudron et de plume"...

Mesurant le fossé de plus en plus grand entre le premier grand prédicateur de la Chrétienté et l'Eglise de Jérusalem, l'auteur de Limonov convoque Staline et Trotski avant d'enchaîner sur un nouveau lexique (maison-mère, filiales, succursales...) avec en toile de fond cette  "pétaudière coloniale" qu'était Jérusalem. Le plus fascinant, c'est que toute cette mayonnaise pimentée de work in progress (l'auteur confie à plusieurs reprises ses doutes de narrateur face à tel ou tel passage biblique...) ne fait jamais barrage à l'émotion ni au souffle de l'épopée. Il faut voir comment Carrère amène l'épisode de l'enfant au drap -le futur St Marc- s'enfuyant tout nu lors de l'arrestation de Jésus. Le récit jongle ainsi avec différents modes: enquête, péplum, making-of... On a aussi droit à quelques pages sur la Vierge fantasmée en brune dotée de deux orgasmes.

Seul le mode "roman", du moins dans sa forme traditionnelle, n'apparait pas. C'est qu'il ne veut pas en faire un roman, Emmanuel Carrère, de ces évangiles ! Contrairement à Luc auquel il s'identifie dans le caractère mais pas dans la méthode, il ne veut pas arranger (et surtout s'arranger avec) les faits. D'où ce "je" délibérément encombrant mais toujours ludique, aux antipodes d'une Marguerite Yourcenar que l'auteur prend soin de citer et qui, pour bien lire les textes anciens, affirmait qu'il fallait s'interdire les "ombres portées" et ne pas permettre que "la buée d'une haleine s'étale sur le tain du miroir"... Dans son miroir, au contraire, Emmanuel Carrère se regarde infiniment. C'est la technique du regard-caméra. Et si buée il y a, ne s'y devine rien d'autre que la "profession de foi" du post-roman français dont l'auteur est peut-être, même à son corps défendant, même avec le doute chevillé à l'encre, le St Paul en devenir.

Le Royaume, Emmanuel Carrère (P.O.L)