Spencer
Après Neruda, Jackie et Ema, c'est Diana Spencer, de son nom de "scène" -et de captivité- Lady Di, qui rejoint la palette de profils dévorés par leurs démons intérieurs qu'affectionne tant Pablo Larrain. Encore faut-il la saisir au bon moment, c'est à dire au bord du gouffre. En 1991, par exemple, dans le brouillard de Sandringham, ce palais du comté de Norfolk où les Windsor se retrouvent pour les fêtes de Noël et où la désormais trop dysfonctionnelle princesse de Galles n'en finit plus de payer les pots cassés d'un mariage en lambeaux.
Résultat: elle détonne à tombeau ouvert. Ses escapades impromptues au volant de sa Porsche, ses retards constants, ses tenues hautes en couleurs qu'elle porte quand bon lui chante... De quoi faire dérailler un ordonnancement dont le cinéaste chilien, dans un versant kubrickien qu'on ne lui connaissait guère, exacerbe la dimension militaire: provisions acheminées par des soldats, cuisiniers au garde-à-vous, ex-officier au profil de bouledogue (Timothy Spall) en guise d'écuyer pour éloigner les paparazzis et faire rentrer la rebelle dans le rang...
Dans ce Barry Lyndon revisité, les rituels absurdes ne manquent pas. Les couvertures remplacent le chauffage et chacun doit se peser avant et après les agapes, avec obligation de prendre trois kilos en plus pour montrer qu'on a apprécié le moment... Deux figures spectrales et peu causantes complètent le décor: Charles, le mari blafard, et sa royale maman dont l'unique prise de parole résume l'absurde condition: "Quand vous aurez votre visage imprimé sur un billet de banque, vous comprendrez que vous n'êtes qu'une monnaie d'échange "...
La mise en scène n'a plus dès lors qu'à enrober son héroïne de brume et de "darkness". De plus en plus seule et de plus en plus fragile, Diana s'abîme dans d'infernales visions rythmées par le fantôme d'Anne Boleyn qu'Henri VIII fit décapiter pour épouser la Camilla de l'époque... La partition hybride et stridente de Jonny Greenwood, qui n'hésite pas à mixer musique baroque et jazz expérimental, accentue la descente aux enfers.
Tout cela pourrait frigorifier si Kristen Stewart, telle Gena Rowlands dans Une Femme sous influence, n'offrait pas au joyau brisé de la Couronne qu'elle incarne ce "flux de conscience " dont parlait si bien Murielle Joudet dans son livre sur l'actrice fétiche de Cassavetes. Entre l'accent british forcé, le geste ou la phrase qui échappe à tout contrôle et l'impression de ne plus s'appartenir, la comédienne signe une performance renversante qui libère le film de toute froideur, tel le regard d'abord scrutateur puis amoureux de Maggie, la femme de chambre. À croire que Pablo Larrain s'est pareillement laissé conquérir.
Spencer, Pablo Larrain, Prime Vidéo.