Mercredi 21 juillet 2021 par Ralph Gambihler

Gena Rowlands. On aurait dû dormir

Il faut en finir avec les muses. Avec leur "aura , également. Gena Rowlands survole ces clichés qui ne résument en rien son mouvement perpétuel, sa blondeur obstinée et le sens profond qu'elle a donné à son art de vivre, d'aimer et de jouer. Immense actrice. Femme d'exception. Bogart et Bacall dans une seule âme, écrit Murielle Joudet dans sa biographie-hommage à une féminité d'autant plus libre qu'elle ne s'est jamais autoproclamée conquérante.

Quel cadeau elle lui fait, à John Cassavetes, que de venir habiter son cœur et son monde! Il y eut pourtant, avant Faces et avant Une femme sous influence, une autre Gena Rowlands, sous-héroïne de feuilletons-télé sacrifiant comme il le faut aux codes d'une certaine american way of life. Elle les joue trop bien, ces femmes au foyer qui font rêver la classe moyenne blanche. Jusqu'à en maîtriser une sorte de sous-texte de l'aliénation qu'elle retournera "comme un code secret " lorsqu'un autre programme se mettra en route: "corps, affects, routine, tout ce qui a été synchronisé devra être déréglé."

Dès le début de Faces, elle donne le ton: faux-cils, brushing... et puis cette peau surexposée, ce "corps-luciole déshabillé par la lumière ", mobile à souhait, rendu à sa liberté. "Le bonheur d'apparaître enfin, dans l'ombre de personne ", écrit Murielle Joudet avant de nous rappeler que Gena Rowlands a refusé le rôle de l'une des femmes mal mariées du film que Cassavetes voulait d'abord lui confier. Elle préfère jouer la call-girl, manière de s'émanciper au sein même de l'univers émancipateur de son mari. On peut aussi y voir le premier d'une série de motifs picturaux (voire jazzistiques, du Cool au Free puisque Cassavetes était si friand de cette musique...) sans cesse renouvelés par la suite.

Elle prend encore plus la tangente dans Une Femme sous influence où elle joue une folle, ou plutôt une femme qui essaye d'être dans la norme sans y parvenir. Chaque sourire, phrase ou geste échappe à son contrôle, traverse son corps comme si elle ne s'appartenait plus."Flux de conscience ", écrit Murielle Joudet pour traduire la performance de Gena Rowlands dans ce film, et peut-être aussi son rapport à Cassavetes dont le personnage de Peter Falk trahit les insuffisances. "Le couple est une folie à deux ", comprend-on au bout du compte, mais c'est une folie indestructible et désirable d'une certaine manière dès lors qu'elle est prise en charge.

Flottante, hébétée ou en rage, et avec Gloria comme sommet d'émotion, Gena Rowlands nous dit ainsi qu'aimer est un combat et que l'épuisement parfois fait couple, ou alors le couple ronronne, puis se disloque. Féminité somnambule, comme le suggère ironiquement le titre du livre. Mieux encore, "féminité ébréchée et incomprise qui n'assure pas le spectacle qu'on lui réclame mais en prépare un autre en marge de la scène officielle ", belle conclusion au demeurant pour ce portrait de femme et d'actrice aussi envoûtant que maîtrisé.

Gena Rowlands. On aurait dû dormir, Murielle Joudet, aux éditions Capricci qui ressortent également Cassavetes par Cassavetes.  La journaliste et critique sera l'invitée de Summer of Jazz sur TSFJAZZ lundi 26 juillet entre 19h et 20h.