L'insoutenable légèreté de voir disparaître Milan Kundera
Ses œuvres phares ont peut-être aussi mal vieilli que nos 20 ans. Qu'importe, tant Milan Kundera a été une sorte de guide générationnel aussi majeur sur le plan littéraire qu'Haruki Murakami quelques décennies plus tard. Tout commence évidemment avec L'Insoutenable légèreté de l'être, roman-somme (rien que le titre...) de l'écrivain tchèque naturalisé français. L'un des personnages lévite au-dessus de son corps en plein ébats amoureux, l'ancien musicien de jazz qu'a été Kundera y fait résonner le 16e Quatuor de Beethoven d'une manière sidérante, le "kitsch" y apparaît à la fois comme l'arme stalinienne par excellence et l'essence même de celui qui s'émeut de sa propre capacité à s'émouvoir. C'est aussi dans L'Insoutenable... que Kundera écrit ceci: "l'amour ne se manifeste pas par le désir de faire l'amour mais par celui du sommeil partagé "...
Autre déflagration polyphonique, mais en remontant en arrière, La Plaisanterie, son premier récit. Peut-être pas son meilleur mais le plus bouleversant. On en connaît le contexte tchèque, la publication post-Printemps de Prague avec la préface d'Aragon sur le "Biafra de l'esprit " que Kundera supprimera lors d'une réédition dans la Pléiade, comme si c'était une honte d'avoir été adoubé par un poète membre du PCF... Loin de cette mesquinerie, La Plaisanterie s'impose par la puissance de son argument de départ, cette fameuse carte postale au second degré ("L'optimisme est l'opium du genre humain. L'esprit sain pue la connerie.") qui vaut au héros bien des mésaventures. Comment oublier également Lucie, cette "déesse des brumes " trop douce peut-être ou trop introvertie, ou encore au passé trop tragique pour donner lieu à un monologue comme c'est le cas des autres personnages du roman.
Propos encore plus saillant avec La Vie est ailleurs, surtout sur le plan politique. Avec son regard à la fois implacable et dopé à la dérision, Milan Kundera y ausculte les états d'âme de Jaromil, poète du régime qui en arrive à trahir tout ce qui faisait de lui un poète. Le lyrisme à la noix propre au personnage va bien au-delà de la critique du "réalisme socialiste". C'est l'inauthenticité de certaines formes d'engagement que l'auteur questionne ainsi que la puérilité factice de leur expression. La Vie est ailleurs nous vaccine à jamais contre tous les "chevaliers blancs" plus ou moins auto-désignés.
La dernière période, celle où Kundera écrit en français, est plus détachée. Plus inégale également même s'il continue avec brio d'explorer Eros au microscope. Les développements sur le nombril féminin dans La Fête de l'insignifiance, son essai sur L'Art du roman ou encore les passages sur Aimé Césaire et Fellini dans Une Rencontre... Autant de fulgurances qui vont accompagner le retrait de Kundera de la scène médiatique à partir du milieu des années 80. Viendra alors le temps du fantôme parisien désormais silencieux et inaccessible auquel la journaliste Ariane Chemin tentera de donner maladroitement chair, si on peut dire, dans un ouvrage récent. Les livres de Milan Kundera, quant à eux, ne verseront jamais dans le fantômatique sauf à devoir hanter d'autres lectrices et lecteurs qui auront peut-être 20 ans, eux aussi, quand L'Insoutenable légèreté de l'être s'offrira à eux.
Milan Kundera (1er avril 1929-11 juillet 2023)