Le meurtre du Commandeur
Le bonhomme mesure à peine 60 cm, il est vêtu tout en blanc avec à sa taille un petit sabre. Il a surtout une drôle de manière de s'exprimer: "Ô dame, c'est un vrai sabre, un vrai de vrai "... Ainsi surgit au premier tiers du récit l'un des personnages les plus extravagants de l'univers déjà bien perché d'Haruki Murakami. Celui qu'il nomme "l'Idée" et qui semble être la réincarnation d'on ne sait quel bonze à clochette enterré sous un amas de pierres avant que le narrateur ne vienne le "délivrer" à son insu.
Sauf que "l'Idée" ne ressemble pas à un bonze. Elle a plutôt les traits d'un "Commandeur" en fâcheuse posture (celui qui inspira autrefois à Mozart son fameux Don Giovanni...) dans une vieille toile que le héros du récit, un peintre esseulé, décalé et placide comme seuls savent l'être les personnages de Murakami, déterre dans un grenier. Bref, "l'Idée" s'est échappée du tableau, mais on ne fait là qu'effleurer tous les sortilèges que l'auteur de Kafka sur le rivage déploie une nouvelle fois, entraînant son lecteur dans un dédale dont il a le secret avec son lot de personnages étranges, de mélancolies inquiètes et de rêves ombragés.
"De multiples couches de réalité avaient fondu et s'étaient mélangées dans mon cerveau avant de se tranformer en un fatras boueux. À l'image du chaos primitif du monde "... Chaos où gravitent deux êtres bien mystérieux, un voisin d'âge mûr et une jeune fille, dont notre peintre s'efforce de capter au mieux l'essence en vue d'un portrait. Le voisin a l'allure d'un Gatsby décati un peu trop maître de soi pour ne pas être associé à de sourdes menaces, ou alors à ce que le narrateur appelle "un léger décalage dans la jointure des mondes ". L'adolescente, quant à elle, paraît tout aussi introvertie, jusqu'à raviver chez son interlocuteur le souvenir d'une jeune sœur disparue.
C'est dans ce contexte qu'une "idée apparaît" (le gnome avec son petit sabre) pour reprendre l'intitulé du premier tome, puis que "la métaphore se déplace"-titre du second tome. Ensorcelée par un arrière-plan historique qui permet à l'auteur d'évoquer un sujet tabou dans son pays (le sac de Nankin en 1937...), la plume de Murakami plonge alors tout droit vers ce qui la stimule le plus, à savoir l'assomption souterraine -puits, caverne et autres boyaux ténébreux- avec comme point d'orgue la traversée d'une rivière coulant "entre le rien et l'être " et comme guide un "homme sans visage" pour le moins inquiétant déjà aperçu dans le prologue.
La puissance du récit tranche avec le faux pas d'il y a trois ans. Le deuil, l'absence, le sentiment humain qui vacille (surtout quand s'y rajoute une dimension sexuelle) et les vertiges de la créativité artistique retrouvent une musicalité et une qualité d'émotion qui nous sont chères, avec en bonus une sorte de distanciation savoureuse au regard du traditionnel récit murakamien. On sourit, on rit souvent. Ce personnage de Commandeur-nabot avec ses sourcils à la Marlon Brando est irrésistible. Surtout quand il parle de Thelonious Monk: "Ses accords énigmatiques sont aucunement le fruit d'une théorie ou d'un raisonnement, que nenni. Il a seulement ouvert bien grand les yeux et il s'est contenté de les puiser à deux mains dans l'obscurité de sa conscience ". Murakami ou le retour à la note juste, pour le plus grand bonheur de son lectorat.
Le meurtre du Commandeur. Livre 1, Une Idée apparaît et Livre 2, La Métaphore se déplace. Haruki Murakami (Éditions Belfond, octobre 2018)