Dimanche 6 avril 2014 par Ralph Gambihler

La fête de l'insignifiance

Plutôt que de se regarder le nombril, observer celui que ces  jeunes filles en fleur dévoilent sans complexes,  aux premiers jours de l'été, entre le jean taille basse et le tee-shirt coupé court. Drôle de mode, nous explique Milan Kundera car "contrairement aux cuisses, aux fesses, aux seins, le nombril ne dit rien de la femme qui le porte".  Tous les nombrils se ressemblent alors que "l'amour, jadis, était la fête de l'individuel, de l'inimitable". Le nombril, lui, ne s'inscrirait que dans l'érotisme de la répétition.

On n'est pas sûr d'adhérer à 100% à cette théorie ombilicale peut-être un peu négligente envers certains procédés esthétisants -y compris à cet endroit du corps- mais on y reconnait bien là le Kundera scrutant Eros au microscope avec ce mix inimitable de facétie et de profondeur. Ailleurs dans le récit, il oppose deux séducteurs: le spirituel qui se ramasse râteau sur râteau et l'insipide qui collectionne les succès. "Quand un type brillant essaie de séduire une femme, celle-ci a l'impression d'entrer en compétition (...) l'insignifiance la libère. La rend insouciante et, partant, plus facilement accessible"...

Éloge de l'insignifiance, donc... Jusqu'à baptiser "roman" les conversations de quatre amis dont le canevas biographique tient en peu de lignes. Leur géographie importe plus que leur histoire, finalement, surtout quand le Jardin du Luxembourg et les fêtes de Paris Rive gauche composent un aussi joli décor. Et pourtant, elle surgit, inopinément et malicieusement, l'Histoire avec sa majuscule quand, au détour d'une discussion, Milan Kundera réveille le souvenir d'un Staline farceur citant Schopenhauer et rendant hommage à la prostate maladive de son fidèle Kalinine en baptisant une ville à son nom (Kaliningrad)... Les dictateurs ont presque une allure d'Arlequin dans cette fête de l'insignifiance qui peut prétendre à toutes les médailles dans la catégorie poids-plume.

Contre l'esprit de sérieux qui marque toujours la tyrannie d'un pouvoir ou d'une époque, l'auteur de l'Insoutenable légèreté de l'être brandit ainsi l'arme ultime: celle du roman-bulle, du précis de batifolage, des chapitres-fragments... Le tout au gré d'une écriture étonnamment alerte et vigoureuse pour un jeune homme de 85 ans. Pas très copieux, le menu, mais ô combien digeste.

La fête de l'insignifiance, de Milan Kundera (Editions Gallimard)