Les Feuilles mortes
Cet humanisme à deux sous, cette poésie souffreteuse lorgnant vers l'absurde et le loufoque, cette théâtralité désuète... Malgré l'emballement critique ponctuant chacun de ses films (L'Homme sans passé, Le Havre, L'autre côté de l'espoir...), l'univers du Finlandais Aki Kaurismäki nous laissait régulièrement à quai. Quel charme pouvait-on trouver à ce ragoût miteux de bons sentiments saucé de niaiserie et de sinistrose ? Il y avait bien quelque chose d'avarié au royaume de Finlande malgré le très beau Compartiment No 6 de Juho Kuosmanen sorti il y a deux ans.
Et voilà que la mélancolie et l'émerveillement surgissent miraculeusement et au gré d'un propos qui semble bien plus authentique. Il faut pour cela qu'une magasinière rencontre un métallo. Elle est blonde, le regard doux et perdu, la jupe élégante. Il est taciturne, plutôt bien mis dans son blouson de cuir mais un peu dégingandé. L'alcool n'arrange rien. Chacun a remarqué l'autre dans un club de karaoké, mais il ne s'est rien passé. Le désir chemine à son rythme chez Kaurismäki, surtout lorsque deux ou trois incidents -ou accidents- font bifurquer l'issue promise.
En attendant, la radio lâche son flot d'horreurs sur la guerre en Ukraine. Raison de plus pour éteindre le poste (alors que la Finlande est si proche du théâtre des opérations) et se concentrer sur ses propres bleus à l'âme. Au cinéma, on passe The Dead Don't Die, le film de zombies de Jim Jarmusch si mal accueilli à Cannes il y a quatre ans. L'accueil heureusement est bien meilleur chez Ansa, la magasinière des Feuilles mortes. De là à convoquer le souvenir de Bresson comme le fait un spectateur, c'est peut-être pousser le bouchon un peu loin. Ou alors il faut y voir l'un de ces clins d'œil dont raffole le cinéaste finlandais et qui aèrent autant son récit que ces chansons prolétaires vouées à rythmer le spleen des personnages. On y apprend, par exemple, que "même les cimetières ont des clôtures " tandis que Les Feuilles mortes chantée en finlandais nous prend encore plus le cœur que la version originale de Joseph Kosma.
L'écriture cinématographique de Kaurismäki, de fait, se révèle aussi humble que les conditions de vie de son couple d'exploités plongé dans la précarité sans que le réalisateur ait besoin d'en rajouter. Même dans le crépusculaire, on peut encore oser des couleurs vives. Même un plan fixe peut devenir fantastiquement expressif. Le sens d'une vie peut dès lors émerger dans un cadre complètement inattendu. Un simple dîner pré-amoureux, par exemple, ou alors ce vin mousseux partagé dont les petites bulles jaillissent et crépitent comme on ne les a encore jamais entendues. On comprend mieux alors où nous emmène le réalisateur lorsqu'il affirme qu' "il n'y a plus beaucoup d'humanité dans le monde, mais c'est tout ce qui nous reste ".
Les Feuilles mortes, Aki Kaurismäki, prix du Jury à Cannes (Sortie le 20 septembre)