Vendredi 3 juin 2011 par Ralph Gambihler

Canto Negro

On était un peu bousculé l'hiver dernier, à la fois Brésilien avec Vinicius Cantuaria, Arménien avec Tigran Hamasyan, Israëlien avec Avishai Cohen... Bêta qu'on était à zapper un peu trop vite sur le 23ème album de notre Henri Texier national alors que son "Canto Negro" est une mappemonde à lui tout seul et accessoirement le plus beau disque de jazz français depuis le début de l'année. Retard à l'allumage, donc, et absurdité météorologique totale que tous ces frissons en plein soleil printanier quand, sous la couette, l'oreille se laisse subrepticement bercer par ces mélodies qui vont puiser leur inspiration dans les mille et un recoins du "chant nègre", qu'il soit africain, caribéen ou nord-américain.

Brume de bayou, tango boueux, terre ocre remuée par les orages, eaux souillées du Nigéria et du Golfe du Mexique... La contrebasse militante d'Henri Texier raconte le monde comme il va (et il ne va pas toujours très bien, c'est le moins qu'on puisse dire...) mais aussi les poètes qui l'ensorcèlent, les guerriers des "black songs",  les "companeros" qui s'accrochent encore et toujours aux mots "luttes", "solidarité", "collectif" alors que la loi de la jungle tend à tout engluer sur son passage.

On se souvient, bien sûr, des albums africains du trio Romano-Sclavis-Texier... Là aussi, on ne pouvait guère distinguer le fond et la forme... La forme, ici, prend les contours d'un inédit "Nord-Sud Quintet" formé par quelques habitués tels Manu Codja à la guitare, Christophe Marguet à la batterie et Sébastien Texier au sax et à la clarinette auxquels Henri Texier a joint un deuxième soufflant à la fois solaire et débridé en la personne de l'Italien Francesco Bearzatti.

Le résultat n'a rien de routinier, surtout à l'écoute du très énergique "Samba Loca" où Texier junior et son nouveau pote transalpin s'éclatent en des horizons parallèles, la perpendiculaire étant assurée par la batterie et la contrebasse, tandis que la guitare de Manu Codja s'évade carrément du point d'équilibre acoustique pour nous emmener sur une autre planète... L'ensemble sonne d'autant plus exotique qu'il est au final parfaitement maîtrisé, avec juste ce qu'il faut de lyrisme contenu et d'élégance rugueuse pour que jamais l'auditeur ne décroche, y compris dans les intermèdes qui permettent à chaque membre du quintet d'instiller son humeur personnelle.

Outre la "Samba Loca" déjà citée, on aura beaucoup de difficultés à distinguer tel ou tel titre, sauf à se rappeler que "Sombre Jeudi" s'impose dés la première écoute et que des morceaux comme "De Nada", "Nigerian Sad Waters" et "Sueno Canto" sont effectivement de vrais hymnes à un jazz nomade dont la tonalité plus ou moins dramatique n'exclut pas une véritable lumière intérieure... Une lumière  pas toujours intérieure, en vérité... La preuve avec le très dansant "Ravine Gabouldin" qui nous rappelle -et rien que pour ça on en fera le sommet de l'album- qu'il peut aussi y avoir du "rire nègre" joyeusement subversif dans tous ces "Canto Negro" qu'Henri Texier est allé nous dénicher.

"Canto Negro", Henri Texier/Nord Sud Quintet  (Label Bleu/Sphinx Distribution)