The Bikeriders
On achève bien les motos au rythme de moins en moins pétaradant des années 1960. Tel Sidney Pollack alliant kermesse et crépuscule dans son mythique On achève bien les chevaux, c'est Jeff Nichols qui varie si bien les ambiances mais sans pathos (comme dans son chef d'œuvre, Loving...) en s'inspirant de l'immersion du photo-journaliste Danny Lyon dans un gang de motards de Chicago. Résultat: une histoire d'Amérique comme on raffole. Une histoire du cinéma américain, également...
Place d'abord à la mythologie. Marqué à jamais par le Marlon Brando de L'Equipée sauvage, un routier au grand cœur, Johnny (campé par le prodigieux Tom Hardy qui laissait déjà entrevoir de magnifiques fêlures dans Des Hommes sans loi...), rassemble ses potes vêtus de cuir au sein des Vandals, un club de prolos qui se la pètent volontiers entre deux bières et quelques feux rouges grillés. Rien de bien méchant, à vrai dire, dans ces pique-nique bucoliques où ça roule en bande, sinon qu'on pressent déjà le trou noir existentiel chez ceux qui ne virevoltent que groupés, peu désireux d'arborer leurs insignes lorsqu'ils sont seuls en ville.
Un seul fait exception à la règle, à savoir cette tête brûlée de Benny (Austin Butler). Physique aidant, il serait plutôt enclin quant à lui à se prendre pour James Dean, y compris dans son versant masochiste au regard de la dérouillée qu'il se prend lorsqu'il ose se présenter dans un bar, un soir, avec les couleurs de son club. Qu'importe, Johnny en ferait bien son successeur à la tête des motards même si une jeune femme gorgée d'allant (Jodie Comer, diablement vivifiante...) a mis le grappin sur le jeune blouson noir à la gueule d'archange, s'emparant dans la foulée des clés de la mise en scène, laquelle s'organise à partir de son statut de narratrice.
Les années passent, et l'épopée va peu à peu se fissurer de partout. Le club de motards s'élargit à des hippies de Californie et à des ex-soldats de retour du Vietnam qui ont troqué la bière contre l'héroïne. De quoi faire perdre à Brando sa superbe, autrement dit à ce pauvre Johnny tout l'ascendant dont il était doté face à quiconque contestait son leadership. Bientôt, même les paumés de Easy Rider seront dépassés par des plus jeunes qu'eux, peu scrupuleux lorsqu'il s'agit de passer du gang (de motards) au gangstérisme au prix de quelques coups bas. Tout s'écroule, vraiment: l'un des bikers veut entrer dans la police, un essai de robe rouge manque de tourner au drame... James Dean lui-même devient un fantasme vidé de son sens, lui qui s'était pourtant engagé à ne jamais pleurer.
Pas glamour pour un sou, l'évocation à laquelle s'attelle Jeff Nichols nous emporte l'âme, aussi bien dans le portrait de groupe qu'à travers l'attention portée à des solistes à fort tempérament, parmi lesquels l'acteur fétiche du réalisateur, Michael Shannon, inénarrable en motard hirsute fâché contre les "gauchos". Mais c'est la lividité de plus en plus prégnante de la mise en scène, même en pleine lumière et avec en renfort de grands espaces fordiens où l'on peut rouler plein gaz, qui singularise pour le meilleur ce sublime récit de libertés entravées.
The Bikeriders, Jeff Nichols (Sortie en salles ce mercredi)