Jeudi 11 mars 2010 par Ralph Gambihler

HHhH

"Pour que quoi que soit pénètre dans la mémoire, il faut d'abord le transformer en littérature. C'est moche mais c'est comme ça "... Voilà donc son état d'esprit, à Laurent Binet, jeune prof de Seine-St-Denis, lorsqu'il s'apprête à donner chair à l'un des gestes les plus héroïques de la Seconde Guerre Mondiale. La "littérature", il faut bien s'y résoudre, mais pas question pour lui de transformer un roman en romance...

Laurent Binet ne va pas refaire "La Rafle", et encore moins la jouer comme ces jeunes écrivains imbus d'eux-mêmes et qui insultent l'Histoire du bas de leur bonne conscience (Comment il s'appelle, déjà, cet odieux bobo de chez Gallimard ?) Non...Quand l'auteur de "HHhH" évoque l'assassinat, à Prague, en 1942, de Reinhard Heydrich, nazi préféré d'Hitler et initiateur de la Solution Finale, c'est d'abord le "Je n'y étais pas !" qui saute aux yeux... Et pourtant, il a toute la documentation requise, le jeune prof du 93... Il a  aussi cette passion enfiévrée pour Prague qui coule dans ses veines, ainsi qu'une bonne dose de hantises pour tout ce qui concerne les années noires...

Et en même temps, il sait bien, Laurent Binet, qu'il ne faut pas tricher avec Gabcik le Slovaque et Kubis le Tchèque, ces deux paras missionnés par Londres pour tuer Heydrich...  Il ne faut pas les noyer de fiction et de platitudes alors que, soudain, la Mercedes du "bourreau de Prague" déboule sur le virage d'Holesovice, ce 27 mai 1942... Une mitraillette s'enraye, un tramway passe, un traître fait son boulot de traître, le village de Lidice est rayé de la carte,  700 SS se ramènent dans une crypte d'église pour un assaut gagné d'avance.

Finalement, il se jette à l'eau, Laurent Binet, et il raconte l'assassinat du monstre  avec une intensité inouïe, mais en n'oubliant jamais, encore une fois, qu'il est en plein "work in progress"... Etait-elle vraiment noire, la Mercedes d'Heydrich ? Se sont-ils vraiment parlés ainsi, Gabcki et Kubis, avant de passer à l'acte ?  Flaubert, déjà -il est cité dans le livre- se demandait à quel point il fallait donner aux gens un langage dans lequel ils n'ont pas pensé... C'est cette culture du scrupule, ce sens de l'épure et cette humilité de forcené face au "miroir sans tain de la réalité historique" qui font que tout sonne juste dans ce roman, à commencer par Heydrich lui-même...

Heydrich et sa voix de fausset, son côté à la fois glacial et ordurier, ses minables "performances" dans un bordel qu'il a ouvert à Berlin... Pour dépeindre cette "bête blonde" également désignée sous l'acronyme HHhH ("Le cerveau d'Himmler s'appelle Heydrich"), Laurent Binet a souvent recours à un humour féroce, aux antipodes de toute fascination...  Je ne me lasse pas, notamment, de cette histoire de pénicilline que seule l'Angleterre possédait à l'époque et qui aurait permis à la "bête blonde" de survivre à ses blessures... Je ne me lasse pas non plus de cet ultime flash-back, à la toute dernière page, quand Gabcik , qui n'a pas encore pris connaissance de la mission qui lui coûtera la vie, embarque pour la France à bord d'un "paquebot aux armatures rouillées qui glisse sur la Baltique comme un poème de Nezval "... A ce moment là, effectivement, même en hésitant encore un peu, il a vraiment le droit de le dire, Laurent Binet : "J'y étais ! "...

"HHhH", de Laurent Binet (Grasset), qui sera l'invité des "Jeudis du Duc", le 18 mars à 19h, en direct du Duc des Lombards, et avec la présence exceptionnelle de M. Claude LANZMANN