Le jour où Michel Boujut est mort...
Les archives sonores de TSFJAZZ pleurent à chaudes larmes la perte de Michel Boujut : les collages de Louis Armstrong, la dernière scène-culte de "L'Ami américain" de Wim Wenders, la fête à Jean-Pierre Marielle et puis bien sûr "Le jour où Gary Cooper est mort", le titre de son dernier livre... Autant de séquences disparates que cette voix chaude et rugueuse savait transcender le coeur sur la main, et avec une pudeur et une force d'engagement qui scotchaient tous les micros.
Nous avions appris à l'aimer à force de cumuler toutes ces bonnes ondes. Nous le savions au centre de cette triade jazz-polar-cinéma qu'il déployait du fond de son âme. Nous lui étions déjà éternellement redevables de ce qu'il nous avait transmis, dans une vie antérieure, en étant l'un des trois magiciens de "Cinéma, Cinémas", la plus belle, la plus jazzée et la plus intelligente émission de cinéma de toute l'histoire de la télévision.
Et puis on s'était aperçu que Michel Boujut n'était pas seulement le prodigieux mémorialiste de la Nouvelle Vague, des road-movies wendersiens et des films de Claude Sautet, ni même le rigoureux lecteur des grands romans noirs américains. Louis Armstrong qu'il avait vu sur scène, Count Basie avec lequel il avait grandi, Billie Holiday et Lester Young qui le faisaient chavirer... Autant d'ingrédients qui façonnaient un jazzfan comme on en rêvait.
Lorsqu'il était venu en parler au micro de Laure Albernhe il y a trois ans, il avait déployé, encore une fois, son humilité légendaire, refusant l'étiquette de spécialiste alors qu'il avait collaboré à "Jazz Magazine". Michel Boujut se voulait un simple amateur de jazz, au sens de quelqu'un qui "aime" le jazz. Lui qui n'avait jamais été franc-maçon admettait finalement, au contact de Frank Ténot, que la franc-maçonnerie du jazz avait un sens, et il était tellement heureux d'en faire partie.
Ce n'est qu'au soir de sa vie qu'il en aura dévoilé le grand secret : mai 1961, la mort de Gary Cooper à la Une de "France Soir", exactement comme la mort de John Ford dans "Alice dans les Villes"... Michel Boujut achète le journal. Ce jour là, c'est la fin de son enfance, surtout lorsque, comme lui, on vient de déserter l'armée et la "Guerre sans nom". Boujut l'insoumis devient alors Boujut le clandestin... Fuyant la police, il se cache dans les salles de cinéma du Quartier Latin, histoire de revoir, encore une fois, le baiser de Gary et d'Ingrid dans "Pour qui sonne le glas"... Il ne voit pas que ça: Belmondo en cavale, comme lui, dans "A Bout de souffle", Anouk Aimée dans "Lola", John Cassavetes et la musique de Charles Mingus dans "Shadows"... En ce printemps 61, une cinéphilie, mais aussi une conscience, à la fois fleur bleue et rouge vive, se donnent définitivement la main dans l'ombre justicière du "Train sifflera trois fois".
Nous étions de sa lignée. Nous partagions les mêmes goûts, les mêmes colères, les mêmes valeurs. A charge pour nous de les perpétuer avec le même allant, dans les clubs de jazz comme dans les salles obscures.
Michel Boujut (13 mai 1940-29 mai 2011)