Dimanche 3 juin 2012 par Ralph Gambihler

Duende

Il rencontre un pianiste inconnu dans un bar de Tel-Aviv. S'isole avec lui. Ne chante plus. Reprend ou réajuste quelques vieilles compos. S'en va même tâter quelques standards. Mais que lui est-il arrivé, à notre Avishai Cohen transnational ? Coup de fatigue ? Envie de parenthèse ? Lassitude à vouloir encore élargir d'avantage le spectre des croisements après avoir indisposé tous les jazzeux enjazzés dans leur jazzosphère?

Il sourit, on l'imagine, de toutes ces hypothèses... Il a juste un mot à la bouche, "Duende", notion indicible et mystérieuse empruntée à la tradition espagnole et qui se situe au carrefour de l'âme, des ténèbres et de l'esprit. C'est le titre du nouvel album, comme pour mieux suggérer qu'on y trouvera autant de profondeur que dans "Aurora" et "Seven Seas", les deux précédents joyaux du contrebassiste israëlien.

"Tout ce qui a des sons noirs a du duende", disait le musicien Manuel de Falla... C'est pour cette raison, sans doute, qu'Avishai Cohen et son nouveau complice, Nitai Hershkovits, sont allés rencontrer les fantômes de Monk et Coltrane pour en extraire les deux sommets du disque: "Criss Cross", tout d'abord, ce standard fiévreux tout en sueur et en torsions. La nouvelle version, elle, est un remontant miraculeux survitaminé de swing et de sensibilité au gré d'une ligne mélodique tour à tour poignante et enjouée, tant au clavier qu'à la contrebasse.

"Central Park West", ensuite... Du lyrisme coltranien d'antan émerge une douleur/douceur transcendée par un solo de contrebasse aussi généreux que le saxe de Brother John. Peut-être que "Duende", ce mot-énigme, ça veut aussi dire fraternité. Celle qui unit Avishai et Nitai dans un tête-à-tête d'exception se décline également dans la mise à nu de deux anciennes compositions du contrebassiste, le bien-nommé "Calm" ainsi que "Soof" qui n'est pas très éloignée de la partition de "Nunu" (Les deux titres faisaient partie de l'album "Continuo").

On trouve également de nouvelles compositions comme "Four Verses/Continuation" et "Ann's Tune" où le jeu de contrebasse, plutôt dans le "son noir" pour reprendre la formule de Manuel de Falla, fait subtilement contrepoint aux couleurs plus arc-en-ciel de Nitai Hershkovits. Comme c'est souvent le cas, enfin, dans les albums du contrebassiste, c'est le dernier morceau, "Ballad for an Unborn", qui est le plus émouvant. On y retrouve Avishai Cohen, mais en piano solo. Même pas 2'30 pour un disque qui excède à peine une trentaine de minutes. Comme une brève et cristalline sonate au clair de lune.

"Duende", Avishai Cohen with Nitai Hershkovits (Emi/Blue Note) A suivre les Lundis du Duc, spécial jazz israëlien, ce lundi 4 juin à 19h, ainsi qu'Avishai Cohen au 20h de TSFJAZZ le 20 juin prochain.