Mardi 4 juin 2013 par Ralph Gambihler

Le Misanthrope

Qu'y a t-il de plus tragique et de plus irrésistible qu'une erreur de casting? On se forge un idéal féminin et voilà que le désir dégénère en chausse-trape. Elle était ce qu'on croyait détester, on mord à l'hameçon. Le pire, c'est qu'on ne le regrette même pas et qu'aux vertueuses qui nous promettent luxe, calme mais si peu de volupté on préfère encore, sans doute, les erreurs de casting. En juin 1666, sur la scène du Palais-Royal, l'erreur de casting de Molière s'appelle Armande Béjart.

Elle a 24 ans, lui 44. C'est dans les débris du couple que germe Le Misanthrope. Ainsi a-t-elle déjà commencé à délaisser son mentor de mari pour de jeunes marquis plus fraîchement poudrés... Non, elle n'aura vraiment aucune difficulté  à entrer dans la peau de Célimène ! Et puisqu'il faut boire le calice jusqu'à la lie, Molière jouera Alceste, ce type raide et dingue à la fois. Raide dingue, surtout, et cela contre toute logique. Il veut se retirer du monde, elle ne sort pas de son salon. Il plaide la sincérité absolue, elle exulte dans la société du paraître. Il la fantasme pour lui seul au milieu des oasis, elle lui rétorque ""Moi, renoncer au monde avant que de vieillir, et dans votre désert aller m'ensevelir ! »

La mise en scène de Jean-François Sivadier à l'Odéon se glisse à la perfection dans la généalogie intime de la pièce. Y compris dans le "Should I Stay or Should I Go" des Clash qui retentit au début du premier acte avec un coefficient existentiel aussi redoutable que "To Be or not To Be" de Hamlet.  Rester ou détaler ? Se la farcir jusqu'au sang, l'erreur de casting, ou alors la fuir et crever de soif dans le désert ? Eux aussi, on dirait qu'ils se la jouent erreur de casting par rapport à l'image traditionnelle de leurs personnages. On s'était ainsi fait à l'idée d'un Alceste cul-serré, névrosé, ravagé de tics et d'intériorité convulsive, et voilà que Nicolas Bouchaud bouillonne et explose dans la peau de l'atrabilaire amoureux. Un vrai cinglé ! La bile au-delà des tripes ! L'alexandrin, chez lui, est d'abord un mugissement. Et puis aussi, de temps en temps, un long sanglot rentré.

Chez Norah Krief, au contraire, l'alexandrin est suave, délié, conquérant. La minauderie cède à la gouaille, la coquette est d'abord une guerrière, tête haute, même dans la défaite... "Célimène a vingt ans et son expérience est celle d’une femme de quarante", écrivait autrefois l'historien d'art Gustave Larroumet dans un ouvrage consacré à la femme de Molière. Norah Krief rend justice à cette maturité piquante et subversive d'Armande/Célimène, à ce pouvoir qui n'est pas seulement une question de charme ou de courtisanerie et à ce caractère si peu farouche devant lequel tant de virilités supposées mettaient genou à terre.

Le rythme et la tonalité décapante de ce Misanthrope que Jean-François Sivadier oriente en farce macabre font le reste. L'interaction avec le public, les emprunts à la commedia dell'arte, la scénographie astucieuse  (ah, les fameux lampadaires en mini-chaises...) qui recycle des matières pauvres en matière nobles (ce ne sont, après tout, que des bouts de plastique noir qui ornent le plateau alors que de notre siège on croit voir une lave noire volcanique !), tout cela participe encore une fois, chez Sivadier, d'un théâtre en mouvement qui ne cède à aucune désincarnation... et encore moins à des erreurs de casting.

Le Misanthrope, mis en scène de Jean-François Sivadier, théâtre de l'Odéon, jusqu'au 29 juin. Coup de projecteur avec Norah Krief, ce mercredi 5 juin, à 12h30, sur TSFJAZZ