Paris, Texas 30 ans après...
Des flashs en rafale, 30 ans après l'évidence d'une palme d'or. La glace sans tain, l'aigle dans le désert, le drapeau américain à travers les jumelles, le talkie-walkie, la Chevrolet rouge de Nastassja Kinski, son pull rose, surtout... Et puis bien sûr la B.O. Lente irradiation, sanglots dilatés suintant l'incapacité à se dire les choses en face. Revenu des limbes (d'une première mort, peut-être...) et renouant avec son passé, Travis, incarné par Harry Dean Stanton, n'arrive pas à parler à son frère, à son môme, à sa femme. Sa torpeur, Ry Cooder la transfigure en étirant un vieux blues de Blind Willie Johnson, Dark Was The Night...
Guitare moite, cordes lancinantes. Deux accords à l'arraché, brisant net les petites cloches mélodiques au tout début de l'intro. Les mots, ensuite... On a beaucoup parlé du fameux monologue de Travis dans le peep-show (They knew these people...), mais il y a aussi ce que dit Nastassja juste après: "I... I used to make up long speeches to you after you left. I used to talk you all the time, even though I was alone. Then... It slowly faded. You just disappeared"... Elle dit ça en lui tournant le dos, reprenant sa posture à lui, séparés qu'ils sont par la glace sans tain. L'autre solution pour échapper au regard de l'autre, c'est de se confier à un magnéto-cassette. C'était déjà le cas dans L'Ami Américain, le "I'm afraid of what I might find but I'm even more afraid of not facing this fear" de Travis à son fils faisant étrangement écho au "Here’s nothing to fear but fear itself" lâché autrefois par Denis Hopper.
C'est vrai qu'il y a une peur sourde tout au long du film. La trouille au ventre, un réalisateur allemand réputé intello se met à filmer des paysages qui ont inspiré John Ford et Edward Hopper. Il s'acoquine, par ailleurs, avec un scénariste (Sam Shepard) qui a le look et le charisme d'un pur lonesome cowboy. Est-ce que cela va tenir ? Les cordes de Ry Cooder + les mots de Nastassja + l'aigle qui regarde tout ça d'un oeil soupçonneux là bas dans son désert ? Oui, ça tient ! Mais en même temps c'est trop de tension pour un type comme Wim Wenders... Alors il craque, ou plutôt il s'autorise à craquer et dans ce mélange de pudeur, de distance et de fièvre dont il orchestre la dramaturgie en trois mouvements parfaits (l'errance, le fils, la mère...), on pleure en se disant que c'est vraiment inouï, cette cascade de larmes, dans un film de Wim Wenders.
Et on est encore plus étonné (pas seulement étonné, d'ailleurs, mais aussi en mille morceaux) quand le réalisateur en vient à composer le tableau le plus biblique de toute sa filmographie. Chambre 1520 du Meridian Hotel. Elle, qui tâtonne comme un fantôme, touchant l'un des murs de la pièce comme pour s'empêcher de tomber. Travelling, jusqu'à ce que la tête du gamin, minuscule, apparaisse tout en bas de l'écran, à gauche... Alors il se lève, s'approche, frôle les cheveux de sa mère, puis s'agrippe à elle comme un animal. Le plan est tellement fort qu'on oublie le père. Travis est reparti dans sa nuit. "L'émotion-Wenders est un boomerang", écrivait Serge Daney il y a tout juste 30 ans.
Paris Texas, Wim Wenders, reprise en salles le 16 juillet.