L'incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage
On lui en fait voir de toutes les couleurs, à ce pauvre Tsukuru Tazaki ! Boycotté par ses amis d'enfance qui avaient justement en commun un patronyme comportant une couleur (Bleu, Rouge, Noire et Blanche), il en a fait une dépression. Il s'est cru lui-même incolore, vide, tout juste bon à être le réceptacle de personnalités aux contours plus éclatants. Le quidam a supplanté l'individu. Il est devenu architecte, dessinant, rénovant et contemplant les gares. Peut-être parce qu'elles grouillent d'anonymes, comme lui.
Toujours à quai, donc, l'ami Tsukuru. Jusqu'à ce que la perspective d'une vraie rencontre amoureuse chamboule son pâle et falsifié ordonnancement. Car pour conquérir la Tokyoïte de son coeur qui sent quand même que le type qu'elle a devant elle est un peu trop méchamment torturé pour être le compagnon idéal, Tsukuru va devoir vider l'abcès. Autrement dit retourner dans son Nagoya natal pour éclairer les motivations de ceux qui l'ont exclu autrefois. La quête -ou plutôt le pèlerinage- s'achèvera par une poignante étreinte, au fin fond de la Finlande, près d'un lac entouré de bouleaux blancs.
Ainsi résumée, l'intrigue pourrait virer feel-good book et bluette adulescente. Couleurs trompeuses (comme celles qui obsèdent le personnage principal), car même s'il s'est délesté des créatures démoniaques et autres phénomènes surnaturels dans lesquels baignait 1Q84, Haruki Murakami signe un récit au caractère sombre. Ravagé de solitude (ce fameux "noyau de terre glacée" qui lui oppresse la poitrine...), gangréné par une sexualité incertaine et dévoré par des songes qui le rendent moins innocent qu'il en a l'air, Tsukuru fera au final une découverte douloureuse et en même temps tellement juste : "Ce n'est pas l'harmonie qui relie le coeur des hommes. C'est ce qui se transmet d'une blessure à l'autre. D'une souffrance à l'autre. D'une fragilité à l'autre"...
Capté par une écriture encore une fois étonnamment translucide, on se fond à merveille dans la plume de Murakami, dans ses dédoublements, ses images mystérieuses et sa musicalité. Un morceau de Liszt revient comme un leitmotiv mais, à l'oreille, c'est curieusement une sonnerie de portable autour du Viva Las Vegas d'Elvis Presley qui résonne après coup... Et puis bien sûr le Round' Midnight de Monk entamé par un pianiste à l'article de la mort et qui, au début du morceau, paraît hésiter et tâtonner, tel "quelqu'un qui plonge le pied dans une rivière et cherche à évaluer la vitesse du courant ou la sûreté de ses appuis"... Belle définition de la gestuelle jazzistique par un écrivain connaisseur, on le sait, de tout ce qui a trait au swing de l'âme.
L'incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, Haruki Murakami (Belfond). Coup de projecteur, jeudi 25 septembre, sur TSFJAZZ (12h30) avec deux romancières "murakamiennes", Dominique Sylvain et Minh Tran Huy.