1Q84 (Livres 1 et 2)
Deux lunes brillent côte-à-côte dans 1Q84, du Japonais Haruki Murakami, que l'on peut dés à présent encenser comme le roman-culte de l'an 2011. Une grande et une petite lune. Une jaune et une verte. Lunes fictives, donc, ou alors lunes de papier, comme en écho aux paroles de It's Only a Paper Moon, ce standard de jazz -Murakami a été patron de club avant d'être écrivain- qui revient à plusieurs reprises dans 1Q84 pour évoquer un monde où, sans amour, tout n'est que "parade de bastringue" ("Without your love. It's a honky-tonk parade")...
A vrai dire, il tient beaucoup de la "parade de bastringue", le monde parallèle de 1Q84... Sans doute parce qu'Aomamé, virtuose du pic à glace lorsqu'il s'agit d'éliminer les maris trop violents, et Tengo, professeur de maths qui se rêve romancier, ne se sont pas encore rencontrés. Ou plutôt ils ne sont toujours pas retrouvés, eux qui, dans leur prime enfance, se sont pris la main, une seule fois, sous le regard, déjà, d'une lune qui avait l'air d'en savoir pas mal à leur sujet...
C'est à leur insu, et à distance, que ces deux là vont être aiguillés vers ce monde étrange baptisé 1Q84 ('Q' en Japonais se prononce 'Qiou' et signifie '9') en référence évidemment au 1984 de George Orwell. Sauf qu'en lieu et place de Big Brother règnent dans cet univers une secte dangereuse ainsi que de mystérieux "Little People" qui s'évadent du cadavre d'une chèvre aveugle, pénètrent la pensée des gens et s'amusent de temps à temps à faire exploser un berger-allemand en mille morceaux...
Résumée ainsi, l'intrigue a des airs de manga de bonne tenue lorgnant vers Stephen King, ce qui est déjà fort appréciable, mais Murakami va beaucoup plus loin. Chez lui, le surnaturel est ancré dans le quotidien. Il en est presque "naturel". Ses personnages n'ont rien de "lunaires" (malgré les deux lunes !)... Ils débordent au contraire de sensualité et de jeunesse, à l'image de Fuakeri, cette étrange jeune fille qui déteste les longues phrases et dont le pull moulé et les "prunelles d'un noir de laque brillant" n'ont pas fini de hanter notre libido. Quant à la violence, elle n'a rien d'explosive. Elle serait plutôt diffuse et glaciale, comme dans nos sociétés contemporaines. Après tout, le pic à glace d'Aomamé ne cause aucune hémorragie, et tuer et poétiser ne sont pas forcément antinomiques ( Un mari cocufié peut ainsi signifier à l'amant de sa femme que celle ci s'est "perdue" et qu'elle ne viendra plus chez lui "sous quelque forme que ce soit")...
On l'aura compris: l'écriture de Murakami est à la fois diaphane et musicale. Elle s'imprègne de cette fameuse"poignante mélancolie des choses" que les Japonais appellent "mono no aware" et qui n'est pas très éloignée de l'insoutenable légèreté de l'être chère à Milan Kundera. On trouve d'ailleurs plusieurs références à la littérature européenne dans 1Q84, de l'Angleterre de Dickens où l'on savait faire la différence entre "lunatic" et "insane" aux Ghiliak de Tchekhov dans Voyage à Sakhaline, en passant par cette fantastique nouvelle sur "La ville des chats" empruntée, nous dit Murakami, à un auteur allemand et que Tengo lit à son père devenu fou.
C'est l'une des scènes les plus déchirantes de 1Q84. Tengo veut savoir si son père est vraiment son géniteur. Ce dernier lui rétorque: "Ta mère t'a mis au monde en se mêlant au vide. Moi j'ai rempli ce vide"... Tengo cherche à comprendre cette phrase mais son père se met en colère : "Si tu as besoin qu'on t'explique pour que tu comprennes, ça veut dire qu'aucune explication ne te fera jamais comprendre"... Il a raison, le père de Tengo... Pour quelle raison faudrait-il décortiquer les songes ondoyants d' Haruki Murakami ? A quoi bon vouloir percer l'identité des "Little People" ? Pourquoi deux lunes ? Autant de points d'interrogations inutiles, quand il suffit de se laisser bercer, comme les personnages de 1Q84, par la clarinette de Barney Bigard ou le "Chantez Les Bas" de Louis Armstrong pour atteindre la plénitude absolue.
1Q84, de Haruki Murakami (Editions Belfond, livres 1 et 2. Sortie du 3eme tome en mars 2012). Coup de projecteur sur TsfJazz (7h30,11h30, 16h30) jeudi 6 octobre avec la très "murakanienne" romancière Minh Tran Huy, auteur de "La double vie d'Anna Song"