Vendredi 13 février 2015 par Ralph Gambihler

Retour à Reims

Il est là, sur le plateau, à décortiquer les avatars de la lutte des classes. A vitupérer contre Raymond Aron dont il oublie, au passage, que c'était un fin lecteur de Marx. Il est là qui pérore, disserte, soliloque... Et sa mère, à côté de lui: "Mais à qui tu parles ?" Réplique magnifique qui résume toute la dynamique que Laurent Hatat a impulsée en traduisant dans le langage du théâtre l'essai sociologique de Didier Eribon sur ses origines ouvrières.

Le jeune metteur en scène, déjà épatant dans son adaptation du fameux roman de Laurent Binet, HHhH, a trouvé là une forme inédite pour rendre compte d'un travail à la croisée de l'intime et de l'universel. Il alterne, de fait, différents modes d'expression : le fils qui parle à sa mère, l'essayiste qui compose son livre à venir et l'acteur qui s'adresse au public. C'est là où le "Mais à qui tu parles ?" de la mère prend une étrange saveur. C'est un peu comme si elle disait à son fils, ce "transfuge de classe" de retour chez les siens et qui n'a pas voulu assister aux obsèques de son père:  "Tu parles des ouvriers, mais est-ce bien à eux que tu t'adresses ? Tes lecteurs, et aussi  les spectateurs de cette pièce, font-ils vraiment partie de ce milieu là ?"...

L'acteur va d'ailleurs, à un moment du récit, traduire dans son placement même cette problématique en s'éloignant du  plateau, parachevant un processus de distanciation qui n'empêche pas la pièce de se tenir sur le fil de l'émotion d'un bout à l'autre. Ce jeu de photos qui passent de main en main, ces regards à la fois butés et implorants entre elle et lui, ces peaux qui vont finalement se toucher, ces larmes enfin libérées... Dans une scénographie réduite à sa plus simple expression, les deux comédiens ont tout l'espace pour libérer leurs talents. Dans un rôle ingrat, Antoine Mathieu masque sa fêlure pour mieux la dénuder, puis la rendre à vif. Frêle et cassante à la fois, Sylvie Debrun encaisse sans broncher les reproches de son fils tout en lui faisant comprendre, selon la belle formule de Laurent Hatat au micro de TSFJAZZ, qu'on "ne pose pas impunément son regard sur elle".

Surtout centrée sur le complexe d'illégitimité qui taraude une certaine quête de soi lorsqu'on est issu d'un milieu populaire (jusqu'aux diplômes dévalorisés d'emblée une fois monté à Paris...), l'adaptation met moins en avant l'identité sexuelle de l'auteur qui reconnaissait d'ailleurs lui-même, lors de l'écriture de Retour à Reims, que l'homophobie endurée adolescent n'expliquait pas à elle seule son cheminement vers la rupture de classe. De quoi bien faire la part des choses, même si l'un a inspiré l'autre, entre un essai et une pièce travaillées tout en finesse et en sensibilité et un roman à succès de l'année dernière dévoré par le scabreux et l'exotisme façon Lumpenproletariat pour lecteurs des beaux quartiers.

Retour à Reims, de Didier Eribon. Mise en scène Laurent Hatat. A la Maison des Métallos, à Paris,  jusqu'au 22 février. Coup de projecteur avec le metteur en scène, ce lundi 16 février, sur TSFJAZZ, à 12h30.