Samedi 12 décembre 2015 par Ralph Gambihler

La Cerisaie (Tg Stan)

Mais où sont passées les tchékhoviennes ? Je veux dire par là ces héroïnes au temps suspendu, ces visages au futur antérieur emprunts à la fois de langueur et de pétillements, ces êtres mélancoliques mais jamais dépressifs... L'idéal féminin est là, oblique, diagonal, dans la contingence et l'interstice, rebelle aux agendas de sociabilité si bien cadencés ainsi qu'à cette spontanéité de façade qui tient lieu de carapace.

La Lioubov Andreevna de La Cerisaie, hélas, est devenue un spécimen rare. C'est trop notre came, à vrai dire, ce baroud d'honneur de l'amoureuse et propriétaire de domaine déchue, larguée et marquée par l'épreuve, avec cette manière d'en rajouter dans la gaieté (jusqu'aux confins du clownesque) pour mieux cacher les chagrins, mais aussi cette angoisse de moins en moins diffuse face au tournis de l'époque... Cela respire l'authenticité, ne serait-ce que dans le jeu tout en vivacité de Jolente De Keersmaeker (la sœur de la chorégraphe Teresa De Keersmaeker), l'une des quatre fondatrices du tg Stan dont cette Cerisaie couronne plus de 25 ans d'investissements dans un théâtre sans flonflons et constamment à hauteur d'âme.

Une Cerisaie délibérément non charpentée dans l'esprit de son créateur, tel un domaine de toute façon promis à la démolition, et qui fait donc un peu office de jardin des délices pour un collectif flamand qui se plait, lui aussi, à exhumer les pointillés d'un répertoire tout en sondant sa chair organique. Tchekhov avait ponctué son ultime travail de non-dits, de phrases inachevées, de sentiments en souterrain... Sur la scène de la Colline lui font écho des stores décatis, des chaises éparpillées et des comédiens qui ne renoncent jamais à une certaine forme de distanciation -jusqu'à donner l'impression d'improviser- pour trouver la vérité de leurs personnages.

Aux antipodes de versions plus flamboyantes (Dominique Lavaudant, Alain Françon...), le tg Stan parvient ainsi à trouver un équivalent scénique fort judicieux aux aplats tchékhoviens. On a rarement vu, par exemple, dans les traits de Frank Vercruyssen, un Lopakhine aussi peu conquérant. Il représente pourtant la nouvelle classe bourgeoise, celle qui va faire main basse sur la Cerisaie et tout le vieux monde aux alentours, mais le gain matériel compense-t-il pour autant cette soif d'infini que les personnages de Tchekhov cachent toujours en leur for intérieur?

Point d'orgue de cette torpeur délibérément ouatée, la scène de danse du 3e acte. Tous en ligne derrière des baies vitrées rougeoyantes, les comédiens se livrent à une sorte de sabbat techno-disco d'avant la catastrophe. C'est seulement après que la Cerisaie sera vendue et ses arbres abattus. En attendant l'Apocalypse, au cœur de cette sarabande infernale, deux ou trois tchékhoviennes attirent le regard.

La Cerisaie, d'Anton Tchekhov, mis en scène par le Tg Stan, Théâtre de la Colline, festival d'Automne, jusqu'au 20 décembre. Coup de projecteur sur TSFJAZZ (12h30), ce mardi 15 décembre, avec Jolente De Keersmaeker