Lundi 23 mars 2009 par Ralph Gambihler

La Cerisaie

"Les cerisiers sont en fleurs, écrit Tchekhovmais ce matin-là il fait froid, il y a de la gelée blanche"... Fidélité d'Alain Françon dés le 1er acte de cette Cerisaie plongée dans une demi-obscurité cédant imperceptiblement à la lumière du jour. Fidélité, tout d'abord, au "climat" de la pièce. Car il ne fait pas chaud, dans la Cerisaie... Ça grelotte, ça chancelle, ça prend des médicaments... Et lorsqu'arrive le soleil, en pleine partie de campagne du 2ème acte, il fait soudain trop chaud et la fièvre est toujours là, à l'image du passant qui tousse.

C'est en étant sensible à tous ces dérèglements dont Tchekhov, médecin de son état, savait que ce n'était pas seulement des dérèglements de l'âme, qu'Alain Françon ausculte, pour sa dernière mise en scène en tant que patron du théâtre de la Colline, une Cerisaie qui résiste à toutes les commodités: blancheur livide et non pas lumineuse... Sobriété, humilité et évidence des décors, jusqu'à s'inspirer des indications de Stanislavski lors de la première représentation de la pièce il y a un peu plus d'un siècle.

Refus de la nostalgie, de la pureté, du retour à l'enfance... Mise en scène au contraire clinique, rugueuse, on pourrait presque dire "dépressive" de La Cerisaie si le résultat ne regorgeait pas à l'inverse d'une incandescence et d'une énergie vitale qui culminent dans ce " bal en temps de peste" (L'expression est d'un autre contemporain de Stanislavski, le  metteur en scène russe Meyerhold) du 3ème acte.

C'est Dominique Valadié qui mène la danse dans le rôle de Lioubov Andreevna, l'aristocrate à la fois prodigue et endettée de retour dans la "mère-patrie" et qui ne parvient pas à se séparer de sa propriété. "Et moi, je dois être au-dessous de l'amour", rétorque t-elle à l'étudiant idéaliste Trofimov qui se prétend, lui, au-dessus de l'amour...On sait depuis d'autres Tchekhov montés par Françon (Ivanov et Platonov)  à quel point Dominique Valadié investit toutes les oscillations de l'âme, de la gouaille à la douleur. Elle est tchékhovienne ou elle n'est pas, "La" Valadié, à sa façon d'incarner par ses saillies et ses silences la vanité du souvenir et le temps qui passe.

Le reste de la troupe est de la même trempe, à commencer par Didier Sandre qui campe un Gaev plein de noblesse, tout cassé de l'intérieur et qui ne renoncerait pour rien au monde à ses berlingots et à sa partie de billard alors que la Cerisaie court à sa perte... Deux autres sommets encore: Jérôme Kircher (Lopakhine, le fils de moujik qui rachète la Cerisaie pour en faire un lieu de villégiature) et Julie Pilot (la fille adoptive de Lioubov) dans une scène de non-déclaration qui mériterait d'être enseignée dans tous les conservatoires, et puis bien sûr Firs, le vieux serviteur taciturne d'avant le Déluge,  marmonnant et tâtonnant, larynx exténué dans la Cerisaie vide et fermée à double tour... Ce Firs "propre à rien" à la voix cassée mais qui prend tellement le temps de savourer chaque syllabe comme si c'était son oxygène, c'est l'immémorial Jean-Paul Roussillon dans un rôle auquel il tenait tant... Roussillon ou l'enfance de l'art..... Roussillon ou la cérémonie des adieux.... Roussillon ou le théâtre jusqu'à plus soif, malgré les coups de hache sur les cerisiers qu'on abat.

La Cerisaie, mise en scène par Alain Françon au théâtre de la Colline, à Paris, jusqu'au 10 mai. Coup de projecteur avec le metteur en scène le jeudi 2 avril, sur TSF, à 8h30, 11h30 et 16h30.