Joueurs, Mao II, Les Noms
Marathon Man a encore frappé. Après les 11 heures de représentation de 2666, c'est avec l'écrivain américain Don DeLillo que Julien Gosselin prend tout son temps: trois romans à la chaîne, Joueurs (1977), Mao II (1991) et Les Noms (1982). Durée: 10h, mais s'il faut faire court, alors admettons que le marathon vaut surtout par ses sprints.
Et peut-être aussi par différents paris qui paraissent moins frappés de vacuité qu'auparavant (à 2666 avait ainsi succédé l'indigeste 1993). Première carte maîtresse, De Lillo lui-même. Prendre à bras-le-corps une œuvre qui résume de manière aussi tellurique notre monde contemporain -et notamment son versant étatsunien- dans ses violences, ses dérives et ses systèmes d'exploitation de l'homme par l'homme, voilà qui a de l'allure ! Shakespeare, Molière et Tchekhov, quelque part, c'est beaucoup moins dangereux.
En second lieu, le geste post-théâtral de Gosselin paraît ici d'avantage dépourvu d'esbroufe. On en connait le "moteur", à savoir cette forme de cinéma en direct musicalement amplifiée et qui n'hésite pas à saborder l'espace scénographique en l'encombrant d'un grand écran. Le préjugé nous pousserait à-priori à dézinguer ce type de partis-pris où il s'agit moins pour un acteur de "sentir la salle" que son personnage. Le fait est que la scénographie finit aussi, dans le travail du metteur en scène, par trouver sa raison d'être, notamment dans la seconde pièce, Mao II, où ce qui est projeté en noir et blanc s'équilibre à merveille avec le décor en clair-obscur constamment mouvant imaginé par le scénographe Hubert Colas.
On discerne bien l'une des influences majeures de Gosselin: le générique avec les grosses lettres qui inondent l'écran, la reprise de la scène du train dans La Chinoise, la saturation, les collages, les fulgurances... C'est Jean-Luc Godard qui pourrait ici reconnaître l'un de ses enfants terribles, y compris d'ailleurs dans ce que le propos peut avoir d'obscur. On pense notamment à ces expatriés en costard dans Les Noms qui confrontent leur névrose à une secte dont les méfaits obéissent à un étrange alphabet. La dérive terroriste d'un trader (Denis Eyriey, tout en frénésie déglinguée...) en pleine crise conjugale dans Joueurs retient d'avantage l'attention, y compris dans sa dimension cocasse.
Mais c'est surtout Mao II qui nous emporte. Là encore, il est question de terrorisme. Là encore, De Lillo n'a pas attendu que les Twin Towers s'écroulent pour saisir tous les enjeux du 21e siècle à venir. Ainsi en va-t-il de ce vieil écrivain qui expose sa vie lorsqu'il s'agit de sauver un otage au Liban. «Ce que les terroristes gagnent, dit-il à l'un de ses interlocuteurs, les romanciers le perdent. Le degré auquel ils influencent la conscience de masse est à la mesure de notre déclin en tant qu’architecte de la sensibilité et de la pensée".
L'art de Gosselin, dés lors, peut très bien se limiter à quelques temps forts sur les deux autres récits -un couple qui sort de la salle et fait l'amour sur une pelouse dans Joueurs, une fête qui dérape dans Les Noms, l'essentiel est bien là: exténuant par essence, son théâtre répond enfin à une forme de nécessité, et surtout à un vrai sens de l'aventure.
Joueurs, Mao II, Les Noms, mis en scène par Julien Gosselin d'après Don DeLillo, aux ateliers Berthier de l'Odéon, à Paris, jusqu'au 22 décembre.