Les Gratitudes
À rebours des récits amples et vertigineux qui ont fait son succès à quatre ans d'intervalle, Delphine de Vigan renoue désormais avec des trames concises et un trait de plume dépouillé. 2e volet d'un triptyque entamé avec Les Loyautés, son nouvel opus convainc d'avantage que le précédent, sans pour autant retrouver ce que cette écriture a pu avoir autrefois de si magnétique.
Le lecteur fait connaissance, ici, avec Michka, une vieille dame qu'un début d'aphasie (trouble du langage qui va de la difficulté à trouver ses mots jusqu'à une perte totale de la faculté de s'exprimer...) envoie en EHPAD. Cruelle odyssée, à laquelle la romancière est résolue à faire contrepoint. Elle convoque pour cela deux personnages-béquilles: Marie, que Michka a toujours considérée comme sa fille, et Jérôme, un orthophoniste qui tente de freiner le mal. Leur présence, leur jeunesse, ont valeur de réconfort. Leurs tourments aussi, d'une certaine manière. Michka s'y raccroche tant bien que mal pour oublier les siens. Si décousus soient ses mots, elle a au moins "de la suite dans les idées", comme l'écrit joliment Delphine de Vigan.
C'est cependant dans la texture même du "parler" de son personnage principal que la romancière pense déceler ce qui rendra cette descente aux enfers supportable pour le lecteur. Aphasie oblige, Michka met des mots à la place des autres. Cet art du quiproquo involontaire ne donne pas seulement à ses paroles une tournure souvent poétique. On y perçoit également une sorte de vérité que le langage rationnel classique ne permet pas d'atteindre. Marie enceinte est "en cloche" et non pas "en cloque". Une nouvelle résidente à l'EHPAD devient une nouvelle "résistante". Et quand l'orthophoniste lui donne le début d'un proverbe dont elle doit deviner la fin, Michka, tout naturellement, répond qu'à chaque jour suffit... sa chaîne !
Le procédé frappe par son efficacité romanesque tout en faisant naître un certain malaise. Voilà donc une femme qui perd ses mots... et une romancière qui joue avec ! On était dans un cas de figure comparable, certes, avec Lucile, la mère folle de Rien ne s'oppose à la nuit qui prétendait dîner avec Kant et Monet. Sauf que la fantaisie culturelle du personnage n'avait rien d'un paravent. Elle relevait plutôt de ce qui était préservé dans sa chute.
Rien de tel, ici. Rien de bien décisif, surtout, face à la tentation du mélo qui affadit le récit dés lors que Michka se laisse envahir par un trauma d'enfance hérité de la Shoah, comme s'il fallait toujours recourir à cette période douloureuse pour émouvoir. On pourra trouver pareillement artificiel le trait d'union amoureux que la romancière esquisse, au final, entre Marie et Jérôme. Les Heures souterraines fonctionnait sur le même mode, mais de manière bien plus poignante. "La plaie d'amour ne promet rien: ni après, ni ailleurs", pouvait-on lire à l'époque. Delphine de Vigan n'écrit plus trop comme cela, aujourd'hui.
Les Gratitudes, Delphine de Vigan, Editions JC Lattès (En librairie ce mercredi 6 mars)