Jeudi 28 mars 2019 par Ralph Gambihler

Le Pays Lointain

Une cabine téléphonique sortie de la Préhistoire, une voiture désossée, un muret bétonné dissimulant on ne sait quel terrain vague... Les vivants et les morts tels que Jean-Luc Lagarce les avait rapprochés dans sa pièce-testament de 1995 reprennent leur conversation dans la scénographie de ruine et de carcasse conçue par Clément Hervieu-Léger sur le plateau de l'Odéon. De quoi saisir le spectateur même si, d'emblée, une fausse note apporte le trouble.

Elle nous vient du rôle principal, Loïc Corbery, pourtant si épatant autrefois dans la peau de Dom Juan. Le voilà qui lève la voix, le ton un peu agressif, genre meneur et vindicatif. Il n'y a pourtant pas plus introverti que Louis, dont Lagarce avait déjà évoqué l'odyssée dans Juste la fin du monde et qui, cette fois-ci, ne revient plus vraiment tout seul auprès des siens pour leur annoncer qu'il va mourir.

Une cohorte -celle des années Sida- l'escorte désormais: "l'amant, déjà mort", "le guerrier, tous les guerriers", "un garçon, tous les garçons", sans oublier "l'ami de vieille date"... Ce sont là des spectres plus que des personnages, des traces, des empruntes presque délavées formant la famille "choisie" par Louis, celle qui sait qu'il est homosexuel et ce que sera son destin. Lagarce la confronte à l'autre famille de Louis, à la fois matrice et imposée : la mère, la petite frangine, le frère acariâtre et la belle-sœur pas si écervelée qu'elle en a l'air.

Ce sont surtout ces personnages qui prennent aux tripes, sans oublier le père déjà trépassé et pourtant présent sur scène. La présence magnétique de Nadia Strancar dans le rôle de la mère et le jeu façon bouilloire retenue de Guillaume Ravoire dans la peau du cadet y contribuent fortement. Une tension d'autant plus perceptible qu'aux malentendus familiaux se greffent des enjeux de classe ("Tu dois être devenu ce genre d’hommes qui lisent les journaux, des journaux que je ne lis jamais"...) qui résonnent étrangement en ces temps de gilets jaunes.

Le chœur des amis gays, lui, fonctionne moins bien. Ou alors à part, et c'est là un accroc sur lequel la mise en scène bute en permanence, au détriment de l'émotion. Demeure l'insondable magie d'un texte et d'une prose qui ont fait date dans le théâtre contemporain: ces mots fragmentés, amendés, cette myriade de reprises ou d'incidentes à l'intérieur même de la phrase, ce "parler-Lagarce" résumant avec tant d'intensité élans et lâchetés, souvenirs en friche, attaches insoupçonnées, cache-cache avec les sentiments... Cette part de l'œuvre, évidemment tout sauf anodine, Clément Hervieu-Léger lui rend justice dans son intégralité, avec abnégation et humilité.

Le Pays Lointain, Jean-Luc Lagarce, mis en scène par Clément Hervieu-Léger, au théâtre de l'Odéon, à Paris, jusqu'au 7 avril.