Un Ennemi du peuple
Ibsen, ce visionnaire... De Brand au Canard sauvage, le dramaturge norvégien a souvent approché ces figures dont l'absolu moral prend un tour nihiliste et qui dégringolent de leur superbe lorsqu'elles ne font plus de différence entre compromis et compromission. Transposé sur un terrain politique, et avec comme artificier en chef un Jean-François Sivadier qu'on avait un peu perdu de vue ces derniers temps, le propos vire à la charge explosive, impactée de plein fouet par le climat du moment. Car s'il y a bien un spectre qui hante Un Ennemi du peuple, nul doute qu'il porte un gilet jaune.
Au départ, un crime écologique. Ayant doté sa ville natale d'un établissement thermal fort lucratif, le valeureux docteur Stockmann découvre qu'une vilaine bactérie a transformé la source miracle en "un sépulcre blanchi, un réservoir à peste"... En bon lanceur d'alerte, il en informe son préfet de frère, un Macron avant la lettre qui préfère ne pas ébruiter la nouvelle de peur d'effaroucher les actionnaires. Stockmann ne se démonte pas. Il s'est trouvé deux alliés, un journaliste relooké Insoumis et un imprimeur tout en rondeur qui l'encouragent à monter au front vu qu'il a derrière lui "la majorité compacte", autrement dit, l'assentiment de l'opinion. C'est là que tout part en vrille. Le préfet manœuvre, les alliés se dégonflent, et la "majorité compacte" se retourne comme une crêpe lors d'une assemblée citoyenne homérique.
Le pétage du plomb qui s'ensuit n'est pas prêt de disparaître de nos mémoires. Dans la peau d'un Stockman qui, comprenant sa défaite, vomit soudainement sa haine du peuple, Nicolas Bouchaud sort le grand jeu. L'acteur-fétiche de Jean-François Sivadier n'a rien perdu de sa niaque, même si son jeu mezzo voce au début de la pièce nous bluffe tout autant. Canadienne, pipe et sac à dos... C'est le parfait "Common Man" cher à Henry Wallace avec les accents "fordiens" qui vont avec. Sauf qu'on perçoit déjà une lueur cramée dans le regard. Belle précision de jeu, également, de Vincent Guédon, tout en fausse douceur inquiétante dans le rôle du préfet.
Pour le reste, on peut à nouveau faire confiance à la verve scénique de Jean-François Sivadier pour que les enjeux du récit -populismes, manipulations, confusion des valeurs- percutent avec une intensité maximale l'actualité du moment. Aucun imprompu potache, cette fois-ci, mais une relecture pertinente et vivifiante d'Ibsen enrobée d'une scénographie originale, à l'instar de ces bombes d'eau qui tombent sur le plateau lors du dernier acte. Coup de génie, enfin, que ce recours au Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss, avec une version solennelle, puis désaccordée. Comme quoi pour illustrer le nihilisme d'Ibsen (ou de Nietzsche) et ses avatars, le tandem Sivadier/Bouchaud connaît parfaitement la musique.
Un Ennemi du peuple, Henrik Ibsen, mise en scène par Jean-François Sivadier, au Théâtre de l'Odéon, à Paris, jusqu'au 15 juin. Coup de projecteur avec Nicolas Bouchaud, sur TSFJAZZ (13h30), le lundi 3 juin.
, avec cette impression que la pièce a été écrite tout récemment. Tout cela n'est jamais sinistre, évidemment.