Vendredi 31 janvier 2014 par Ralph Gambihler

Le canard sauvage

Il n'est pas un canard sauvage mais un poisson dans l'eau, Stéphane Braunschweig, quand il s'empare d'Ibsen. Brand, Une maison de poupée et à présent Le Canard Sauvage... Face aux cauchemars du Norvégien et à son art de faire tamponner l'idéal et le réel, on retrouve le Braunschweig qu'on adore: tranchant, clarifiant les enjeux, faisant résonner l'oeuvre dans le contexte où elle est à nouveau donnée sur scène. Si l'on y ajoute cette poétique de l'espace qui donne souvent matière, chez le directeur du Théâtre National de la Colline, à des paris scénographiques frappant l'oeil, le coeur et l'esprit, on reconnaîtra là tout ce qui donne encore envie d'aller au théâtre aujourd'hui.

Au travers de codes bourgeois portés ici à ébullition (jusqu'à contaminer des milieux pourtant socialement déclassés), Gregers Werle, le fils d'un peu scrupuleux négociant en bois, s'engage dans une oeuvre de purification. C'est auprès d'un ami de jeunesse, Hjalmar Ekdal, qu'il va porter le fer, débusquant les non-dits familiaux, les secrets enfouis, les silences toxiques. Des gravats de confort ont pourtant réussi à colmater les brèches dans ce ménage que notre purificateur va déstabiliser, mais qu'importe... Ce ne sont que des gravats. Ou alors des chimères, tel ce grenier transformé en lieu de rêve pour une gamine câlinant un canard sauvage et un grand-père aimant chasser en forêt.

Effrayant de prime abord, Claude Duparfait incarne de manière saisissante ce croisé du "tout ou rien" qui provoque le malheur chez les autres en voulant faire le bien. On devine bien, pourtant, la noblesse d'âme en jachère du personnage, et il s'en faut de peu qu'il ne parvienne à réinventer le biotope conjugal et familial de son ami sur des charpentes moins boiteuses. "Il loupe juste un petit détail catastrophique", comme le dit Stéphane Braunschweig au micro de TsfJazz...

Qu'il est facile, dés lors, comme le fait le Docteur Relling, l'autre pôle de la pièce, de promouvoir le "mensonge vital", autrement dit, le cynisme... Il est vrai que ce personnage, joué avec allant par Christophe Brault, est séduisant à bien à des égards. Surtout quand, à la faveur d'une astucieuse surtraduction, Braunschweig lui fait dénoncer, non plus la "fièvre de probité" mais la "fièvre de transparence aigüe" qui a pris tous ses compatriotes. En ces temps où Closer tend à devenir le nouveau Journal Officiel de la République, le propos laisse rêveur.

On l'aura compris, derrière la noirceur trop souvent brandie en épouvantail de ce Canard sauvage, Stéphane Braunschweig sait aussi ménager le suspense et l'humour au vitriol. Des marécages existentiels de la pièce, il extrait également tout le jus visuel. Ce plateau qui penche (il s'enfonçait dans le Tartuffe de 2008 à l'Odéon...) vers l'avant à l'approche de l'inéluctable, cette échappée de sapins dans la nuit bleue... Autant de sensations qui rendent particulièrement accessibles aux spectateurs le sentiment de vacillement et la quête d'un ailleurs désespérément fantasmé.

Le canard sauvage, d'Ibsen, mis en scène par Stéphane Braunschweig. Au Théâtre National de la Colline, jusqu'au 15 février. Coup de projecteur avec le metteur en scène, mardi 4 février, sur TsfJazz (12h30)