Vendredi 5 juin 2020 par Ralph Gambihler

L'histoire des zazous: Paris-Bruxelles-Prague-Berlin

Honoré d'un prix du livre de l'Académie du Jazz pour sa corrosive épopée de la note bleue sous l'Occupation, Gérard Régnier poursuit un travail de démythification aussi captivant que salutaire. Le phénomène des zazous s'y prête à merveille. Que n'a-t-on romancé l'attitude de ces étudiants dont la fantaisie vestimentaire valait manifeste dans la France rance des années Vichy ? Jeunesse de tous les dangers, vraiment, avec le jazz comme vecteur d'une conscience politique ? Pas si simple.

Déjà il faut redire que le jazz, tout "dégénéré" soit-il dans la logorrhée nazie, n'est pas interdit en France sous l'Occupation. Les années 1940-43 constituent au contraire l'âge d'or d'un musicien comme Django Reinhardt et la fameuse histoire des titres de standards maquillés (Les Bigoudis au lieu de Lady Be Good ) relève de la fable. Paris peut encore fêter un film baptisé Mademoiselle Swing tandis que les cours de danse d'un certain Eddie Barclay, ultérieurement fort discret sur cette période de sa vie, s'affranchissent aisément des réglementations officielles.

Les zazous, quant à eux, organisent des "surprises-parties" déchaînées dans la maison de leurs parents. Ils font aussi la bringue au Boul' Mich près de la Sorbonne ou à la terrasse du Pam Pam sur les Champs-Elysées. Cette jeunesse dorée et fardée, dans la revendication même de son inaction, fait hurler les Collabos. La France souffre et les zazous osent festoyer entre deux milk-shakes ? "Mais qu'on les tonde ! ", scandent Jacques Doriot et ses sbires, imprégnés de ce "populisme anti-bourgeois " toujours prêt à dénoncer "la dégénérescence des pères et la décadence des anciennes élites ", comme le relève l'historien Pascal Ory dans sa préface.

De là à accorder au zazous un "brevet de résistance"... À l'examen des textes ou des rapports rendant compte de l'événement, Gérard Régnier relativise fortement la présence zazoue lors de la manifestation antinazie du 11 novembre 1940 à l'Arc de Triomphe. Il ne relève pas non plus de concertation préalable de leur part au sujet du port de l'étoile jaune en solidarité avec les Juifs même si, à cette occasion, quelques étudiants ont été arrêtés avant d'être relâchés.

À Paris comme à Bruxelles, enfin, la prétendue jazzophilie des zazous est ramenée à d'autres proportions. Leur idole, ce n'est pas Armstrong, c'est Johnny Hess, l'ex-alter ego de Charles Trénet, qui popularise le terme de "zazou" dans son bien ringard Je suis Swing! Boris Vian, dans l'un de ses premiers écrits, avait déjà brocardé l'ignorance musicale des zazous. Figure légendaire de Jazz Hot, Charles Delaunay ne fut pas plus tendre à leur égard, jusqu'à avoir en novembre 1941 (avant son engagement incontestable dans la Résistance...) des mots malheureux au sujet de cette "jeunesse judéo-américanisante des Champs-Élysées " dont il stigmatisait le manque de tenue pendant les concerts et le mauvais goût. Il fallait, ajoutait-il, éviter l'emploi abusif du mot "swing" pour mieux protéger le jazz.

L'infâme Lucien Rebatet à la plume hélas si redoutable aura face aux zazous les mots les plus cinglants: "Mais, mes pauvres enfants, vous retardez effroyablement. Votre swing, c'est du hot en simili, du straight, la cochonnerie la plus abominablement abâtardie qui soit.(...). Vos jazz de 1942 sont de misérables ersatz industriels, des machines à battre, les 'blues' traînés dans le sirop de grenadine, graillonnés dans des poêles à frire, de la bastringue tout juste bonne à faire danser les concierges de la rue Soufflot "... C'est bien dans ces zones troubles d'une période si complexe politiquement et culturellement que Gérard Régnier excelle. L'iconographie exceptionnelle qui accompagne son travail en amplifie les atouts.

L'histoire des zazous: Paris-Bruxelles-Prague-Berlin, Gérard Régnier, Éditions L'Harmattan.