Les épis mûrs
Ecrivain, journaliste, polémiste, critique de cinéma, musicologue et jazzfan, Lucien Rebatet restera d'abord et avant tout une authentique crapule. "Je nageais dans une joie vengeresse. Je humais la revanche de ma race", écrit-il, en 1938, au souvenir d'une expédition punitive des Jeunesses Hitlériennes dans un quartier juif de Vienne. Même ardeur aryanisante dans ce qui sera son best-seller des Années Noires, Les Décombres, où il soutient qu'Hitler a conçu pour notre continent un magnifique avenir.
En google-isant jusqu'à plus soif ce triste loustic, on tombe pourtant sur d'autres écrits moins boueux d'apparence. Lucien Rebatet est antisémite, mais il défend Lubistch et ce qu'on appellera plus tard le vrai cinéma d'auteur. Vers la fin de sa vie, il signe une Histoire de la musique dans laquelle il rend hommage au tempérament des grands jazzmen alors que dans les années 30, le même homme stigmatisait la "monotone puérilité" de Louis Armstrong tout en crachant -on ne se refait pas- sur Gershwin, Kurt Weill et "le monopole d'Israël sur notre vie musicale".
On aurait aimé, pour d'évidentes raisons de confort, plus d'homogénéité dans l'immondice, mais avec Lucien Rebatet comme avec Céline, Brasillach, Drieu ou encore Ramon Fernandez, il nous faut une fois de plus faire le tri entre l'infâme et la brillance. Ces criminels de l'encrier étaient décidément de redoutables écrivains, comme le montre la reparution, ces jours-ci, aux éditions du Dilettante, des Epis mûrs, l'un des deux romans que Lucien Rebatet a publiés dans les années 50 alors qu'il venait d'échapper in extremis aux rigueurs du peloton d'exécution.
Un jeune pianiste promis à un brillant avenir meurt au front lors de la première guerre mondiale. L'auteur le décrit comme l'égal d'un Stravinski ou d'un Schönberg. Il est aussi question, dans le récit, de l'initiation sexuelle de ce génie en herbe et de sa complète imperméabilité aux fureurs du monde, y compris lorsque surgit l'orage de l'an 14 qui lui sera fatal. La plume de Lucien Rebatet claque au vent. Elle ne révolutionne pas la langue française comme c'est le cas avec Céline, mais en terme de vertiges et de variations autour d'un simple thème, le lecteur en ressort à la fois rassasié et perplexe quant au lien qu'il convient d'établir entre la finesse du portraitiste et les délires du pamphlétaire.
Il y a en même temps dans la prose de Lucien Rebatet quelque chose de l'ordre du grincement et du sardonique qui pourrait faire trait d'union avec ses partitions les plus incendiaires. La charge antimilitariste dans les dernières pages du roman peut également renvoyer au pacifisme munichois dans lequel allait se déshonorer la clique de "Je suis partout"... On peut imaginer, enfin, (et c'est un peu ce que suggère dans sa postface le critique musical Nicolas d'Estienne d'Orves) un étrange jeu de reflets entre le jeune pianiste du roman, complètement "désaxé" et avalé par la grande Histoire, et l'idéologue antisémite détruisant son honneur et sa postérité artistique pour s'être ignominieusement aventuré dans le fracas abyssal d'une époque, à l'image de ce piano déglingué remonté trop tard du fond d'une cave et dont le personnage principal "referme aussitôt le clavier comme un cercueil"...
Les épis mûrs, de Lucien Rebatet (Editions du Dilettante) Coup de projecteur avec Nicolas d'Estienne d'Orves le jeudi 12 mai sur TsfJazz (8h30, 11h30 et 16h30)