La femme-écrevisse
"Les miroirs tuent ou parlent, ce sont les chambres obscures où l'on torture devant témoin". Ces mots de la poétesse Sylvia Plath dont elle avait si intensément évoqué l'âme douloureuse dans son premier récit reviennent en mémoire à la lecture de l'ensorcelant quatrième roman d'Oriane Jeancourt-Galignani, rédactrice en chef des pages livres de la revue Transfuge. Pas de miroirs, ici, mais une gravure dont les reflets dans des esprits fragiles vont tout autant tourmenter trois personnages issus du même sang, mais à des époques différentes.
C'est Margot von Hauser, plus toute jeune gouvernante et maîtresse d'un peintre célèbre, qui ouvre le bal dans le Amsterdam du 17e siècle. Comme l'avait fait avant elle le Cubain Leonardo Padura dans Les Hérétiques, Oriane Jeancourt-Galignani nous fait pénétrer par l'entremise de Margot, et avec une vraie grâce d'écriture, dans l'atelier d'un Rembrandt vieillissant qui aurait caché aux yeux de ses admirateurs une œuvre aussi secrète qu'inquiétante: une femme sans bras mais avec des pinces, un corps avec une tête de crustacé ("deux yeux en relief noirs et ronds, fixes grains de raisin ")... Bref, une sirène qui se serait échappée d'une toile de Jérôme Bosch.
Autant dire qu'elle contraste singulièrement avec la pâte si humaine des portraits de Rembrandt, cette femme-écrevisse qui trouble peu à peu la romance entre le peintre et sa gouvernante. Funestes mandibules. Rembrandt finit par envoyer Margot à l'asile, où elle reproduira sans cesse avant de mourir la gravure qui ne cesse de la hanter, telle une "pieuvre pleine d'encre qui ne parviendrait pas à cracher son dernier jet "... Deux sauts spatio-temporels plus tard, la femme-écrevisse fait toujours beaucoup de dégâts. Aussi bien chez Grégoire von Hauser, jeune Parisien et lointain descendant de Margot qui pète les plombs lors d'un voyage à Londres que chez son grand-père, Ferdinand, acteur raté du cinéma expressionniste allemand compromis avec les Nazis.
La femme-écrevisse s'est révélée à Grégoire au Louvre alors que Ferdinand l'a repérée suspendue au-dessus du bureau de son aristocrate de père dans le Schloss familial. Ils s'en sont enivrés tous les deux, chacun à sa manière. Cette eau-forte de Rembrandt est leur part d'ombre, leur reflet monstrueux façon Dorian Gray, l'annonciatrice de leur destinée. Schizophrénie carabinée ? La notion ne convient guère à la poésie, à l'étrangeté et à la radicalité douce qui imprègnent une romancière préférant plutôt parler d'une "suspension virale qui contamine les esprits de ceux qui s'attardent ".
De toute façon, mieux vaut parfois ne pas trop décortiquer -surtout en ce qui concerne une femme-écrevisse- certains récits qui hypnotisent d'abord par leurs effluves de mystère. Mystère qui n'a rien d'abstrait tant ce récit lui est personnel, à Oriane Jeancourt-Galignani. Car Grégoire, comme Margot, a réellement existé, et c'est sous la "veille constante " de ce "Parisien au nom prussien qui aimait le jazz, Londres, les eaux-fortes du Louvre, et les femmes brunes", qu'a pris forme cette femme-écrevisse qui parvient même à faire swinguer quelques pages au rythme de Miles Davis et de Michel Petrucciani avant de nous toucher plein cœur par ce qu'elle révèle d'irrésolu.
La Femme-écrevisse, Oriane Jeancourt-Galignani (Grasset). En librairie le 2 septembre. Coup de projecteur avec la romancière, ce jeudi 3 septembre, sur TSFJAZZ (13h30)