Samedi 10 octobre 2020 par Ralph Gambihler

Le Côté de Guermantes

Du cœur à l'ouvrage, indiscutablement. Dans la lignée de ce qu'il avait si bien réussi avec Nouveau Roman et en oubliant au passage son indigne patchwork eighties des Idoles, Christophe Honoré délaisse une fois de plus le cinéma pour le théâtre en célébrant une autre de ses marottes, Marcel Proust. La "madeleine" a du goût et de l'arrière-goût, surtout avec le renfort de la Comédie-Française provisoirement exilée à Marigny, rénovation de la salle Richelieu oblige.

Le goût et l'arrière-goût, c'est justement ce qui nous coupe un peu en deux dans cette relecture du Côté de Guermantes, 3e tome de À la recherche du temps perdu qui voit Marcel, le narrateur, basculer d'un monde à l'autre en pénétrant dans l'hôtel particulier d'Oriane de Guermantes. Il en est raide dingue, de cette duchesse aux élans volubiles et décatis dont l'univers mondain, mâtiné d'antisémitisme en ces temps d'affaire Dreyfus, finit par lui dessiller les yeux tant ces aristocrates sont d'abord des clowns qu'une première guerre mondiale à venir rayera d'un trait de plume.

De cette vanité Christophe Honoré fait son miel. Il lui oppose un Stéphane Varupenne solaire et charpenté dans le rôle du narrateur, aux antipodes des traits maladifs que le roman originel suggère. Dès la première scène, il entonne au chant et à la guitare électrique My Lady d’Arbanville, de Cat Stevens. La manière avec laquelle il observe tout ce beau petit monde en accentue la laideur profonde. Aérée à souhait (avec une ouverture en fond de scène sur les extérieurs de Marigny...) et toute en expressionnisme pop, la mise en scène trébuche en même temps par pêché de gourmandise.

Il faut dire qu'Honoré tente à la fois un séquençage en blocs plutôt habile au regard des 800 pages du roman et une sorte de polyphonie des espaces et des paroles qui vire malheureusement souvent à la cacophonie. Des perchistes plus ou moins encombrants ont beau arpenter le propos, on n'entend pas tout ce qui se dit. Le croquignolesque duc de Guermantes incarné par Laurent Lafitte en souffre quelque peu. Le baron Charlus s'en tire bien mieux sous les traits de Serge Bagdassarian. Carrément dantesque, cette séquence où ses attirances de moins en moins refoulées exultent sur un air de Verdi.

On sera plus réservé quant au traitement d'Oriane de Guermantes qui perd bien vite de son magnétisme dans la composition survoltée qu'en donne Elsa Lepoivre. Malencontreux choix de coupe de la part d'Honoré par rapport au texte  ? "Oriane n'est pas un aigle, mais elle n'est tout de même pas stupide ", dit d'elle son neveu, Robert de Saint-Loup... Elle n'est pas un aigle, effectivement, au-delà de quelques punchlines dont Proust avait déjà le secret ("Zola, ce Homère de la vidange! "). Comment comprendre, dès lors, les sentiments que lui voue le narrateur dans un premier temps ? Qu'advient-il, sur scène, de tout ce que ces errances du côté des Guermantes recèlent de mélancolie, de tension interne et de mémoire suspendue sans cesse dévaluée dont un vaudeville social, si modernisé soit-il, rend imparfaitement compte ? La madeleine a bien un arrière-goût d'inachevé, amer et frustrant.

Le Côté de Guermantes, de Marcel Proust, par la Comédie-Française, mise en scène Christophe Honoré. Au Théâtre Marigny, à Paris, jusqu'au 15 novembre.