Jeudi 21 janvier 2021 par Ralph Gambihler

Sauver le moment

Toujours sans filet, mais cette fois-ci à l'écrit. Dans Sauver le moment, expression empruntée au critique de cinéma Serge Daney avec lequel il avait fusionné à sa manière dans un spectacle poignant, Nicolas Bouchaud livre ses secrets et ses fêlures de scène. Que se passe-t-il entre le je et le jeu ? Comment on s'y prépare ? Différents récits-fragments faisant écho à trente ans de compagnonnages sont offerts ici tels des indices. Le lecteur en capte déjà des effluves qui embaument nos souvenirs pré-pandémiques, de Galilée à Danton, du Roi Lear au médecin d'Un Métier idéal se demandant quelle "dose " de soi il faut administrer pour soulager le malade. Rôles cultes, tréteaux d'anthologie...

Et si le génie d'un acteur se mesurait déjà à son coefficient de fragilité ? Une entaille dans le pied en répétant une course de Galilée, une dépression carabinée en parallèle aux représentations de Roi Lear, ou encore "la sensation du mot 'partage' comme ce qui nous sépare " lors de ce fameux Partage de midi sans metteur en scène attitré auquel le public du festival d'Avignon réserva un accueil glacial... Les affres d'Hamlet en jettent, décidément, même sur le ton des aveux les plus doux. Dans la pièce sur Daney, et alors qu'il se lance dans une grande tirade sur Le Pont du Nord de Rivette, le voilà qui repère dans la salle Bulle Ogier, l'actrice principale. Malaise... Nicolas Bouchaud n'a jamais vu Le Pont du Nord.

Il lui aura fallu d'autres boussoles pour conjurer ce syndrome du faussaire et du "voleur d'expérience ". Comment oublier celle de Didier-Georges Gabily avec lequel il débuta ? "Ouvre !", "Ouvre le texte !", lui assénait-il... Se laisser ainsi traverser, voire transpercer par l'imprévu vous donne une autre colonne vertébrale. Jean-François Sivadier, "l'âme-frère " metteur en scène, l'a encore musclée davantage au fil des années en initiant l'acteur à d'autres rapports entre le corps et l'espace tout en lui transmettant définitivement l'esprit de troupe. C'est son principal carburant, la troupe, on le sent presqu'à chaque page. Il n'y a pas de monstre sacré sans bestiaire.

Jouer, a également appris Nicolas Bouchaud, c'est cheminer, penser paysage plutôt que personnage, traquer des temps suspendus ou les réinventer, et surtout ne jamais être assigné à un rôle ou à une identité. Jouer, c'est "creuser des trous, un tunnel, s'évader, disparaître entre deux phrases, rejoindre un autre texte, une autre pièce. Jouer, c'est construire inlassablement des brèches, des issues ". On dirait la parole d'un jazzman.

Sauver le moment, Nicolas Bouchaud (Actes-Sud). Coup de projecteur avec l'acteur-auteur sur TSFJAZZ (13H30), mardi 26 janvier.