La Loi du Marcheur (entretien avec Serge Daney)
Il a été le critique de cinéma de toute une génération... Ceux qui ont eu 20 ans vers la fin des années 80 ne rataient pour rien au monde un papier de Serge Daney dans "Libération". Eduqué à l'ombre du "Nuit et Brouillard" d'Alain Resnais, dopé à la Nouvelle Vague et à l'âge d'or d'Hollywood, vacciné contre tout ce qu'un certain cinéma français avait de fondamentalement vichyssois, Serge Daney ouvrait toujours les fenêtres dés qu'il écrivait ou qu'il parlait d'un film.
Autrement dit, il parlait dans un même mouvement de cinéma et de politique. Il définissait lui-même le cinéma comme "la promesse d'un monde". Il racontait donc un film et le monde autour de ce film, l'image et le flux d'images dans lequel elle surgissait... Forgées dans une fréquentation passionnée du grand écran, ses intuitions valaient aussi pour le petit écran, notamment à travers sa fameuse chronique intitulée "Le salaire du zappeur"... Serge Daney avait été particulièrement écoeuré par le traitement médiatique de la première Guerre du Golfe. Deux ans après, il meurt du Sida, à l'âge de 48 ans.
C'est le fabuleux Nicolas Bouchaud qui lui redonne chair sur la scène parisienne du Rond-Poind à partir des fameux entretiens que Daney avait donné pour la télévision dans "Itinéraire d'un ciné-fils". Compagnon d'aventures de Jean-François Sivadier dans "La vie de Galilée", "La mort de Danton", "Le Roi Lear", et plus récemment "Partage de Midi" et "La Dame de chez Maxim", le comédien le plus dantesque de sa génération livre ici, dans un rôle peut-être plus introverti, une autre facette de ses innombrables talents. Nicolas Bouchaud n'imite pas l'ancien critique de "Libé" évidemment... Il laisse de côté sa respiration sifflante et ses lunette carrées ultra-dimensionnées. On retrouve en même temps le phrasé de Serge Daney, ses chevauchements lexicaux, la ponctualité aléatoire de ses paroles, ses hésitations...
Il y a quelque chose de profondément émouvant dans cette fusion entre un acteur d'une quarantaine d'année et un critique qui n'est pas de sa génération... Bouchaud est effectivement comme une sorte de "ciné-fils" de Serge Daney. Ces deux là ont "Rio Bravo" comme film de chevet, et quand l'acteur ose une échappée-bouffe en se mesurant à John Wayne sur grand écran, c'est toute la part d'enfance dans la cinéphilie de Daney qui trouve, sur scène, une incarnation magistrale...
La séquence des classements de films offre une autre réverbération stimulante de cette relation trouble entre l'acteur et le personnage: Serge Daney, comme tout cinglé du 7ème art qui se respecte, avait pour habitude de proposer des classements sur des critères parfois très fantaisistes du genre : "Quels sont les meilleurs films dont l'histoire est la plus idiote", ou alors "Quels sont les films considérés comme les meilleurs par tous les autres et que vous n'avez pas vu ?"... Et là, sur la scène du Rond-Point, voilà que le public entre dans la partie, lâchant quelques titres, à charge pour Nicolas Bouchaud d'improviser sur ces réparties sans que l'on sache très bien si c'est lui ou si c'est Serge Daney qui nous répond !!!!
La belle leçon de ce spectacle, en fin de compte, c'est que l'art d'Hamlet n'est pas seulement lié à un don inné ou à un génie particulier qui se transmettrait dans on ne sait quel cours Florent et autres conservatoires du même acabit... L'acteur du théâtre est aussi un cinéphile. Ce qu'il emmagasine sur grand écran, il le restitue, peut-être inconsciemment, sur les planches. Clope au bec et cheveux en pétard, Nicolas Bouchaud illumine cette démonstration avec une passion contagieuse, bien au fait qu'un plateau de théâtre, comme un travelling, est aussi une affaire de morale...
"La Loi du Marcheur (entretien avec Serge Daney)", spectacle conçu et interprété par Nicolas Bouchaud, sous l'oeil complice du metteur en scène Eric Didry et de Véronique Timsit (Jusqu'au 16 octobre au Théâtre du Rond-Point, à Paris). Coup de projecteur avec le comédien, sur TSFJAZZ, ce mardi 28 septembre, à 8h30, 11h30 et 16h30.