Sœurs
À l'occasion de la réouverture du Théâtre de la Colline, à Paris, son directeur, Wajdi Mouawad, reprend l'un de ses textes les plus magnifiques, Sœurs, exercice en solo doté d'un tel souffle qu'on a l'impression de voir toute une troupe sur scène. Voici ce qui avait été bloggué lorsque la pièce était passée au Théâtre de Chaillot en 2015:
Dispositifs apocalyptiques, objets narratifs inconsistants, vaines déclamations assaisonnées de bouillie rock... Wajdi Mouawad ressemblait de moins en moins, ces derniers temps, à l'humble troubadour libano-québécois dont la prose, la fibre scénique et l'art des généalogies amères avaient su faire vibrer nos cœurs. Est-ce la modestie du canevas proposé à Chaillot qui réactualise avec autant de magie le solo de Seuls, l'une de ses grandes pièces antérieures ?
Ou faut-il au contraire invoquer l'ampleur d'un récit qui, même s'il se déroule dans un lieu unique, parvient à convoquer à la fois le souffle d'une tempête de neige à Ottawa et la beauté d'un ciel bleu, là-bas, au Manitoba ? Peut-être est-on aussi plus familier du thème que Wajdi Mouawad évoque dans Soeurs -son grand thème à lui: l'exil. Unique comédienne sur scène, la palpitante Annick Bergeron incarne à elle seule deux soeurs d'infortune bien qu'elles n'aient entre elles aucun lien de parenté : Geneviève la Québécoise, dont les parents ont dû fuir le grand Ouest canadien quand le Français n'y était plus en odeur de sainteté, et Layla la Libanaise, elle aussi dépositaire d'un exil familial qui l'empêche de vivre au présent.
Les deux femmes ont 50 ans. Célibataires. Pas d'enfant. C'est la Québécoise qui craque en premier, un soir d'intempéries. Dûment qualifiée, pourtant, comme médiatrice de conflits internationaux, elle finit par saccager une chambre d'hôtel high tech dont le service en français laissait pour le moins à désirer. On revient à l'humiliation infligée à la langue maternelle même si c'est, ici, sous le sceau d'un humour auquel Wajdi Mouawad nous avait déshabitués.
Avec l'arrivée de Layla, l'experte en sinistres qui ne sont pas seulement d'ordre immobilier, la pièce s'enrichit d'une plus-value poétique au symbolisme parfois chargé mais qui passe aisément la rampe, ne serait-ce que par le biais de trouvailles scénographiques pertinentes : vidéos, incrustations de phrases projetées sur le plateau... Jusqu'au souvenir d'une frangine d'adoption amérindienne dont il a fallu se séparer autrefois. Tout fait sens, dès lors, du réfrigérateur qui disjoncte à la transhumance d'un troupeau de bisons, en passant par une chambre d'hôtel transformée en champ de bataille. Un théâtre sans filet et tout en écrin. Du très grand Wajdi Mouawad.
Sœurs, Wajdi Mouawad (Reprise au Théâtre de la Colline, à Paris, jusqu'au 10 juillet