Quand Michel Bouquet essuyait une perle de sueur...
Sur scène ou à l'écran, son jeu d'acteur est une ascèse, un retranchement sur soi mais aussi, dans le même mouvement, une ouverture permanente sur les questionnements de l'auteur qui a imaginé son personnage. Le jeu d'acteur, en somme, comme un art majeur, à la mesure de l'exigence, de la rigueur et des transcendances de Michel Bouquet dont on apprend la disparition à l'âge de 96 ans. Trois films au moins en témoignent, même si on pourrait en citer tant d'autres.
En 1969, Charles Desvallées tue l'amant de son épouse dans La Femme infidèle, de Claude Chabrol. Comment un type aussi terne peut-il ainsi tomber dans le crime passionnel, pulvérisant ce qu'il appelle "l'harmonie " de son mode de vie dans sa belle maison ? C'est l'énigme du film et de son acteur principal. Dans une récente biographie du réalisateur, Antoine de Baecque repère trop bien la façon dont Bouquet s'impose à l'écran: "Lèvre serrées, un sourcil légèrement relevé, contrôlé et hiératique, puis emporté par un éclat de colère, avant de regagner sa sérénité et son sérieux, remettant sa mèche et essuyant une perle de sueur "... Cette perle de sueur symptomatise à jamais le grand bourgeois pompidoulien. Il n'aura pas d'autre visage aussi emblématique au cinéma, à part peut-être celui de Piccoli dans les films de Claude Sautet.
Chabrol lui-même complète le portrait. En donnant le premier rôle à Michel Bouquet, il cherche à la fois la minéralisation et l'effritement de cette minéralisation. Un cinéaste qui se situe aux antipodes de l'univers chabrolien va amplifier à sa manière cette sorte de double jeu: nul doute que sous la direction de Robert Hossein dans Les Misérables, Michel Bouquet aura incarné le plus impassible et le plus introverti des Javert jusqu'à ce passage si fascinant qui voit la mécanique froide se transformer en autorité nue, le paradoxe se résolvant, comme chacun sait, dans les eaux peu tempérées de la Seine.
Reste enfin son rôle le plus troublant, et probablement le plus beau: François Mitterrand au crépuscule de son parcours dans Le Promeneur du Champs-de-Mars de Robert Guédiguian. Discourant sous la pluie à Liévin ou frôlant les gisants en marbre d'ex-têtes couronnées dans la cathédrale de Saint-Denis, Michel Bouquet interprète non pas le monarque (présidentiel) mais son spectre. Ce Mitterrand glacial, rongé de partout et malgré tout maître de son rapport au temps, à l'image de l'immense acteur qui l'interprète, demeurera à jamais l'une des incarnations politiques les plus saisissantes du cinéma français contemporain.
Michel Bouquet (6 novembre 1925-13 avril 2022)