Mardi 21 septembre 2021 par Ralph Gambihler

Chabrol-Biographie

On découvrait alors le Godard des sixties, on pleurait la mort de Truffaut, on rêvait de Rayon Vert façon Éric Rohmer... Au même moment, Claude Chabrol rameutait ses groupies dans Poulet au vinaigre. C'était une autre cuisine. Pas trop la nôtre. Surtout à 16-17 ans... La Nouvelle Vague nous submergeait, il n'en semblait être que l'écume, vaguement saugrenue, prodigue en punchlines et autres clichés plus ou moins poussiéreux dans le genre gourmet et bon vivant. Qu'est-ce qu'on s'en fichait, des bons vivants ! Il nous fallait au contraire des amours déchirés, des rebelles, des poètes. Se damner pour Anna Karina ou Françoise Dorléac, ça aidait tellement plus à vivre et à aimer.

Une autre cuisine, donc... Mais voilà qu'Antoine de Baecque, biographe en or des légendes de la Nouvelle Vague en restitue des saveurs bien plus parlantes. Il est vrai qu'entre-temps, on a un peu réajusté notre regard sur ChabrolQue la bête meurtUne Affaire de femmesLa Cérémonie... Le "bon vivant " pouvait aussi lâcher des diamants noirs par ailleurs impressionnants de maîtrise filmique. De quoi revisiter une filmo aussi pléthorique que vertigineuse dans son alternance d'horizons et de vagabondages. On peut aussi y dénicher quelques plats brûlés. Qu'importe... "C'est un peu comme des enfants quand on ne les a pas vus depuis longtemps, avouera-t-il à propos de ses plus mauvais films, on pâlit quand on les revoit, mais il y a de la tendresse "...

L'essentiel est ailleurs. Immunisée contre toute hypertrophie de l'ego, l'âme chabrolienne est toujours en mouvement, à l'affût de ses propres points de bascule comme au diapason d'une société française dont Chabrol aura été l'un des entomologistes les plus remarquables. Car pour de Baecque, la cause est entendue: Chabrol, c'est Balzac et son œuvre une "Comédie humaine " s'affinant peu à peu. Caustique, voire potache, le propos s'épaissait tout en s'épurant dans un cocktail de fausses caresses et de mystère. C'est la "période bleue " de Chabrol, entre La Femme infidèle et Le Boucher, celle où il met en forme "un cadre familier pour mieux dissimuler un canevas de tragédies ".

Ce tournant de la quarantaine (plus vénéneuse que rugisssante) carbure dans les turpitudes d'une certaine bourgeoisie pompidolienne, mais Chabrol va aussi filmer d'autres catégories sociales, privilégiant un regard circulaire -en cela, il est aussi balzacien- qui fait d'abord écho à son parcours personnel. Le père résistant, la jeunesse bien réac avec un certain Le Pen comme pote de fac , Mai 68... Il ne vend pas La Cause du Peuple aux côtés de Truffaut et ne vire pas clandos comme Godard, sauf qu'il prend lui aussi prend la tangeante "à gauche toute ! " au miroir d'un cryptocommunisme d'autant plus atypique que l'"habitus " chabrolien, comme dit Bourdieu, n'a rien de prolétarien.

L'ultime métamorphose prend encore la forme d'un contre-pied. Aux antipodes des provocations misogynes de ces débuts, Claude Chabrol se féminise. "Je vais finir comme Cukor ! ", lâche-t-il en guise de boutade. Rien à voir... De Stéphane Audran à Isabelle Huppert en passant par la Marie Trintignant de Betty, le cinéaste s'attache à des guerrières (ou à des criminelles) qui rêvent d'être des guerriers, comme pour mieux conjurer les aliénations que leur promet une société viciée de l'intérieur. Il devient ainsi, selon Antoine de Baecque, le "grand metteur en scène de la femme phallique ", ne jurant plus que par Kathryn Bigelow, l'autrice carnassière de Démineurs et Zero Dark Thirty. Cette fois-ci, il aura vraiment changé de cuisine.

Chabrol-Biographie, Antoine De Baecque (Stock). En librairie ce mercredi 22 septembre. Coup de projecteur avec l'auteur ce mardi 21 septembre, sur TSFJAZZ (13h30)