Saint Omer
C'est une femme puissante. Pas le même genre que les trois héroïnes qui ont valu autrefois le prix Goncourt à Marie Ndiaye, mais des ressemblances affleurent, rendant assez logique la participation de la romancière au scénario du film. Point de fixation de Saint Omer, Laurence Coly est également une combattante, une obstinée, avec toujours ce fameux syndrome de la "mince muraille de glace " que Marie Ndiaye évoquait dans un autre de ses romans. Il y a aussi de ça chez Laurence Coly: ni cri, ni éclat, et même temps, rien que dans le visage, quelque chose de dur et d'immarcescible dissimulant on ne sait quelle douleur rentrée, à ceci près que Laurence Coly dispose d'une caractéristique plus spécifique: elle a commis l'innommable.
Fabienne Kabou, dont Laurence Coly est le reflet de fiction, a été condamnée en 2017 à quinze ans de prison pour infanticide. Elle avait abandonné son bébé en pleine marée montante sur la plage de Berck-sur-Mer. C'est son procès et les non-dits qui l'ont irrigué qu'Alice Diop met en scène avec une acuité phénoménale. Noire de peau, l'accusée témoigne d'une maîtrise sans défaut de la langue française, ce qui ne va pas sans dérouter le refoulé raciste de certains de ses interlocuteurs. Elle parle en même temps d'envoûtement et de sorcellerie pour justifier son acte. Cette fois-ci, le refoulé raciste va beaucoup mieux. La caméra, de toute façon, n'a pas à juger Laurence Coly. C'est le travail de la justice. La caméra, en revanche, peut sonder l'énigme d'une personnalité et le regard que lui porte la société représentée ici par le tribunal.
C'est là où la mise en scène d'Alice Diop atteint ses sommets. Rarement un procès sur grand écran n'a été filmé avec autant de densité cinématographique, dans le jeu des interprètes (à commencer par celui de Guslagie Malanda qui joue l'accusée) comme dans le texte qu'ils ont à dire. Rarement aussi n'a été à ce point rendu, dans un propos dénué de toute emphase, ce mélange d'humanité et de sévérité qui caractérise une cour d'assises. Une jurée qui vacille, une présidente de tribunal (Valérie Dréville) tour à tour perplexe et au bord des larmes... Seul le procureur paraît un peu caricatural, mais un extrait d'un film de Pasolini avec Maria Callas nous éclaire sur la dimension avant tout mythologique de ce personnage: l'accusée, c'est Médée. Le procureur, c'est Créon.
Le reste, à savoir les silences, le tremblé des plans fixes, ou encore la variété des cadrages et des angles de prise de vue, relève d'une impressionnante maîtrise formelle. Le propos paraît moins évident lorsqu'Alice Diop délaisse les prétoires. Il y a deux films, finalement, dans Saint Omer: le procès, qui nous bluffe, mais aussi l'effet de miroir entre l'accusée et une jeune universitaire venue assister aux audiences. De génération différente, les deux femmes partagent en revanche les mêmes origines africaines, la même distance avec leur mère, la même volonté de dissimuler une grossesse, le même rapport ambigu avec un compagnon plus âgé (le saxophoniste Thomas de Pourquery, plus vrai que nature...). And so what ?
Le parallèle, à vrai dire, ne fonctionne pas. Il est à la fois trop opaque et trop intentionnel au gré des silences et des regards appuyés de la jeune universitaire qui fait office en quelque sorte de médiatrice entre le procès et le public. Alice Diop a beau pour cela réquisitionner tous les encodages -Afrique, Occident, maternité, féminisme- on reste dans un propos théorique. Dit autrement, Saint Omer est à la fois trop voyant... et pas assez clair. Le film ne cesse de se débattre dans cet oxymore, même si sa réalisatrice semble être l'une des plus belles promesses du cinéma français.
Saint Omer, Alice Diop. Sorti fin novembre, le film fait partie des 15 longs-métrages pré-sélectionné pour l'Oscar du meilleur film étranger.