Mercredi 20 février 2013 par Ralph Gambihler

Ladivine

Lire Marie Ndiaye, c'est comme s'enfoncer dans la forêt où l'un des personnages-clés de son récit pense retrouver la trace de sa mère disparue. Les mots de la romancière s'absorbent dans une touffeur tropicale, les lignes dérivent en lianes et dans les torsades d'une écriture aussi envoûtante qu'une cérémonie vaudou, le lecteur s'entend tressaillir au moindre craquement de branche. Cette hypersensibilité auditive tient peut-être au fait qu'elles ne sont pas très causantes au quotidien, les trois femmes d'une même lignée dont Marie Ndiaye déploie ici les errances.

On se souvient, pourtant, sous la même plume, d'un féminin pluriel moins introverti, plus combattant (il y eut même un Goncourt pour célébrer l'exploit...), et voilà que les trois puissantes de l'an 2009 cèdent la place à trois dames dans le renoncement. Une femme de ménage fantasme le retour de son mari et subit, dans un désarmement absolu, l'indifférence de sa fille. Celle-ci change de prénom pour justement échapper à cette "mère-servante" si peu considérée et dont on comprend, au bout de 50 pages, qu'elle est noire de peau (Toni Morrison procède pareillement dans "Home"). Et puis il y a la dernière, la petite-fille, qui porte étrangement le même prénom que sa grand-mère pourtant tellement méprisée... Et là encore, ce même sentiment de honte vis-à-vis de celle qui vous a donné vie, ce même amour-haine épuisant et rongé de culpabilité qui s'achève dans une étrange quête des origines là-bas, quelque part en Afrique, quand aucun Guide du Routard ne parvient à vous éviter des vacances qui tournent au cauchemar.

À force de se retenir et de vouloir étouffer la nausée qui monte en elles, les trois femmes de "Ladivine" se rendent évidemment insupportables à leurs proches malgré l'abnégation dont elles font preuve. Trop abstraite, leur gaieté... Trop contrefaite, leur placidité, jusqu'à ériger au creux de l'âme ce que Marie Ndiaye appelle "une mince muraille de glace" qui décourage le vrai désir de l'autre. Une buse et quelques corbeaux criards veillaient sur les destinées des "Trois femmes puissantes"... Ici, ce sont les chiens qui sont lâchés. Tantôt sentinelle, tantôt chevalier servant, ils ont aussi dans leur allure une sorte de grâce féminine qui fait sans doute de "Ladivine" le roman le plus (ré)incarné de Marie Ndiaye.

"Ladivine", de Marie Ndiaye (Gallimard)