Le Vingtième siècle
Voilà un auteur passionnant, même si on a parfois du mal à le suivre. Obstinément romanesque dans un univers à forte tonalité encyclopédique, Aurélien Bellanger convoque dans Le Vingtième siècle les mânes de Walter Benjamin, penseur allemand qu'on a également un peu de mal à suivre, sauf à trouver particulièrement poignante son odyssée d'intellectuel juif antinazi exilé, puis en cavale par-delà la frontière franco-espagnole où il se donnera la mort en 1940. Cette fin tragique, mais aussi le côté trublion du personnage (sa thèse d'habilitation fut rejetée par l'université...) et surtout l'étrange mixture de sa pensée où se mêlaient marxisme, mystique juive et messianisme sans Messie, en ont fait un auteur-culte, notamment au sein d'une certaine ultra-gauche.
"Toutes ses théories ont été comme soutenues, de l'extérieur, par l'ordre du monde qu'il avait prophétisé", écrit ainsi Aurélien Bellanger, avant d'affirmer que "la réalité est devenu peu à peu benjaminienne ". De quoi tisser autour de cette figure une sorte de thriller métaphysico-ésotérique façon Au nom de la rose. Le romancier met en scène pour cela un lieu emblématique qui interroge pareillement notre modernité. Ce sera la BNF François-Mitterrand, ultime emblème de l'architecture contemporaine avec son jardin-forêt incongru au cœur de l'édifice, sous la dalle. C'est à cet endroit qu'un poète vaguement neurasthénique se suicide après avoir tenu une conférence sur Walter Benjamin. Trois exégètes du penseur présents à cette conférence, une philosophe, un critique de cinéma et un historien de l'architecture, vont alors se lancer à la recherche d'un manuscrit disparu du poète suicidé, espérant y trouver une ultime clé de compréhension de l'œuvre de Walter Benjamin.
Le récit alterne ainsi entre la correspondance numérique du trio de chercheurs et la chronologie de la vie de Walter Benjamin que l'auteur exhume à travers des documents d'archives inventés. Le pastiche, en l'occurrence, n'a rien d'une pochade. Faisant apparaître son héros raconté par lui-même ou par ses contemporains, Aurélien Bellanger restitue avec panache et émotion le caractère anxiogène d'une époque concomitante à la montée du nazisme. On y croise notamment Adorno, qui fut à la fois le rival et l'ami de Benjamin, ainsi qu'une de ses étudiantes, un personnage de fiction dont la correspondance constitue l'un des temps forts du récit.
Les mails que s'échangent en parallèle les trois exégètes 21e siècle du penseur berlinois dessinent une autre trajectoire. Elle passe notamment du côté de Sivens, dans le Tarn, où un militant écologiste opposé à un projet de barrage fut tué par la grenade d'un gendarme en 2014. Dans L'Aménagement du territoire, déjà, il était question d'une ZAD, celle de Notre-Dame-des-Landes... En tout état de cause, il faut s'appeler Aurélien Bellanger pour donner sens à tous ces traits d'union improbables et à toutes ces embardées vertigineuses. Le Vingtième siècle vise probablement un lectorat plus averti, surtout s'il est friand de théorie philosophique. On en savoure en même temps, tout en s'y perdant parfois, l'hybridité narrative, la charpente romanesque et les talents de plume.
Le Vingtième siècle, Aurélien Bellanger (Gallimard)