Vendredi 20 mars 2015 par Ralph Gambihler

Vivre cent jours en un

Le jazz, parfois, s'échappe des jazzeux, et ça lui fait un bien fou. Philippe Broussard n'est ni critique, ni musicologue. Son job, c'est le reportage, l'investigation. D'abord au Monde, où il a notamment couvert les attentats du 11 septembre, puis à L'Express où il dirige désormais le service "Enquêtes". Entre deux scoops, il lui arrive aussi de traquer les fantômes. Billie Holiday, par exemple, de Milan à Paris, en novembre de l'an 58.

C'est la dernière tournée. Huit mois plus tard, Lady Day lâchera prise entre deux flics dans un hôpital d'Harlem, ainsi qu'elle l'avait prédit à son amie Françoise Sagan. Le voyage en Europe n'aura-t-il été, dés lors, qu'un jalon de plus dans le crépuscule annoncé ? L'occasion, encore une fois, de broder sur les prestations pathétiques d'une chanteuse-junkie perfusée au whisky-lait et sur ce "swing de la titubation", comme l'écrit Jacques Réda, qui a toujours eu ses fidèles?

C'est plus compliqué que ça. Dépouillant des registres d'hôtel qui montrent surtout que Paris n'a pas gardé trace de la chanteuse, Philippe Broussard a tout de même mis la main sur de précieux témoins: Yolande Bavan, la jeune chanteuse sri-lankaise qui réveillait chez Lady Day des désirs de maternité, mais aussi Michel Gaudry et Art Simmons, les musiciens-maison du Mars Club, cette boîte des Champs Elysées (transformée, depuis, en centre de bronzage...) dont l'exiguïté va servir de tanière à Billie et où une certaine Brigitte Bardot sera notamment aux premiers rangs pour l'applaudir.

Après un Olympia qu'il vaut mieux oublier, la chanteuse y trouvera là une parenthèse à ses démons. Choyée par les Afro-Américains de Paris, elle enchaîne les sorties, s'invite à une joyeuse soirée de Thanksgiving chez son amie Hazel Scott et a de plus en plus peur de rentrer à New-York. La voici, "la vérité profonde de ce séjour parisien", écrit Philippe Broussard. "Deux semaines durant, Billie s'est offerte au public plus sincère, plus authentique qu'elle ne l'avait jamais été depuis des années, femme à l'état brut, tout de sourires et de cris, imparfaite, vacillante, éreintée, mais incapable de tricher, enfin".

A Milan aussi, elle n'a pas triché. Jusqu'à l'humiliation. C'était juste avant Paris. Le si fin et rassurant Mal Waldron, qui affirmait "dérouler le tapis pour que Lady marche dessus", avait du mettre son piano dans la fosse d'orchestre. Elle s'était retrouvée à nu, noyée et intercalée entre latin lovers napolitains et fantaisistes de music-hall. "Dehors, la poivrote !", hurlait le public... Ce n'était plus Billie Holiday, c'était Vénus Noire.

"À avancer, avancer toute seule", chantait-elle dans le Trav'lin All Alone qui sert de leitmotiv à l'enquête-requiem de Philippe Broussard. Mais un requiem qui se conclut avec When You're Smiling, un requiem contre tous les clichés du sordide au moment où pointe le centenaire de celle qui, alors qu'on lui demandait pourquoi les jazzmen meurent jeunes, avait répondu que c'était parce qu'ils essayaient de vivre cent jours en un.

Vivre cent jours en un, de Philippe Broussard (Editions Stock). L'auteur sera l'invité des Lundis du Duc, sur TSFJAZZ,  le 30 mars, en direct du Duc des Lombards, entre 18h et 19h, avec à ses côtés Sébastian Danchin pour la réédition deluxe de l'album Lady in Satin.