Vénus noire
Nous entrons en résistance. Nous sommes l'armée des ombres. Peut-être sommes nous un peu plus nombreux que prévu, au fur et à mesure qu'approche la date de sortie de "Vénus noire", le nouveau film d'Abdellatif Kechiche. Il n'empêche que ce ne sera pas simple. "La graine et le mulet" était beaucoup plus fédérateur. "Vénus noire", c'est autre chose, même si finalement les deux films procèdent de la même transe et parlent de la même chose : le corps, l'exclusion, la salissure, la morgue des puissants... Au final, la même claque, le même arrière-goût d'un cocktail qui arrache, la même fusion de densité, d'âpreté et de puissance. La même certitude, également, qu'Abdellatif Kechiche, au côté d'Arnaud Desplechin et de Bruno Dumont, fait partie d'une triade qui décoiffe comme personne d'autre au sommet du cinéma français.
Le corps qui est ici filmé, happé, disséqué et qui, sur un plan strictement cinématographique, va magnifiquement résister à l'obscénité généralisée, c'est celui d'une Afrikaner, Saartjie Baartman, surnommée la "Vénus hottentote" pour cause de postérieur hypertrophié et d'organes génitaux protubérants. "Exposée" en Angleterre puis en France au début du 19ème siècle, elle devient par la suite un objet sexuel pour bordels et soirées libertines avant d'être livrée à "l'expertise" du célèbre anatomiste Georges Cuvier qui entend prouver à travers son cas l'infériorité de certaines races.
Toute la force du film réside dans le crescendo des regards portés sur Saartjie Baartman... Le même spectacle se déploie devant la caméra, mais c'est l'intervention progressive des classes dirigeantes qui le rend de plus en plus insoutenable. De la vox populi londonienne aux salons décadents parisiens, l'hypocrisie et la bonne conscience franchissent déjà un cran remarquable, mais ce n'est rien par rapport au "viol" collectif dont les plus hauts scientifiques français se rendent coupables en soumettant la Vénus noire à leurs préjugés, leur impudeur et leur racisme officiel. Elle n'est plus alors seulement la bête de foire, Saartjie, mais plutôt la bête de bocal, celle qu'on fantasme, avant même son trépas, en pièce rare dans un muséum d'histoire naturelle...
Le jeu volontairement introverti et pourtant bouleversant de Yahima Torrès, qui joue la Vénus Noire, donne encore une autre dimension au film. C'est comme si ce n'était pas nous qui la regardions mais elle qui nous regarde, et c'est notre propre regard sur son calvaire qui génère l'inconfort du spectateur, d'autant plus que le réalisateur n'a pas esquivé l'interrogation sur le degré de consentement du personnage principal à sa propre odyssée... Une telle exigence, de la part d'Abdellatif Kechiche, rend encore plus poignants les rares moments où quelque chose à l'écran paraît fendre l'armure: la scène, d'une part, où un journaliste plutôt honnête demande à la Vénus voire s'il peut écrire dans son journal qu'elle est une princesse, ce qui déclenche aussitôt les larmes de Saartjie; et d'autre part ce moment de pure humanité où un jeune peintre prend conscience du martyr de la jeune femme...
Le reste n'est qu'endurance (non pas celle du spectateur, emporté dans l'écran, mais celle du réalisateur à tenir son rang sur 2h39 de film...), magma de viscères et de situations gore, flux ininterrompu de tripes et de sentiments à l'état brut transcendé par deux comédiens étonnants, Olivier Gourmet en forain soiffard et prométhéen, et surtout François Marthouret dans le rôle de l'immonde et pourtant très "civilisé" Georges Cuvier... On en ressort fourbu, bluffé, enragé contre ce qui a nous été si violemment raconté, convaincu, enfin, qu'on tient là, sans doute, LE film de l'année...
"Vénus noire", d'Abdellatif Kechiche (sortie en salles le 27 octobre) Coup de projecteur avec le réalisateur le mercredi 27 octobre, sur TSFJAZZ, à 8h30, 11h30 et 16h30