Symphonic Tales
Le texte qui suit a été rédigé pour les notes de pochette du nouvel album de Samy Thiébault. En le remerciant infiniment, une fois de plus, de la confiance qu'il m'a accordée.
Insouciant, fougueux, visionnaire, ou alors les trois à la fois ? Il ne s'est guère écoulé un an depuis Caribbean Stories, et Samy Thiébault repart déjà au front avec un projet symphonique complètement fou sur le papier. Ce "coltranien", décidément, est un vrai "mangeur d'étoiles", pour reprendre l'un des très beaux titres de Caribbean Stories, et on comprend mieux, après coup, cette citation d'un poète persan qu'il avait mise en exergue de Rebirth, paru en 2016: "Cherche bien en toi-même ce que tu veux être puisque tu es tout."
Ce "tout" en question -et cela, on l'entend dès l'entame de Symphonic Tales tant le volume, la démesure et les versanst en Cinémascope de ce qui est joué font déjà frissonner nos enceintes- sera cette fois-ci de l'ordre de la délivrance. L'opus précédent, lui, relevait plutôt de la catharsis. Au gré de pérégrinations caribéennes gorgées de soleils et de tendresse, Samy Thiébault se désapprenait. Peut-être lui fallait-il, effectivement, casser ses propres codes jazzistiques pour respecter au mieux l'âme profonde de cette musique, ou alors les faire fondre comme des glaçons dans un cocktail dansant de calypso, de merengue et de chachacha.
Cette remise en cause aura paradoxalement fait renaître un vieux rêve. "Après m'être réapproprié la lenteur, j'étais mûr pour l'orchestre", affirme aujourd'hui le saxophoniste-flûtiste qui s'était déjà essayé à écrire une symphonie alors qu'il achevait ses études musicales dans la classe de jazz du CNSM (Conservatoire National Supérieur de Musique) de Paris. À l'époque, il absorbe tout: John Coltrane, qui reste son dieu vivant, mais aussi la musique savante du début du 20e siècle. Le jour et la nuit ? Pas vraiment. Les grands noms du jazz modal, on le sait, se sont pareillement abreuvés à la triade Ravel-Debussy-Fauré, laquelle triade n'était pas non plus insensible à la musique modale traditionnelle... et notamment aux rythmes indiens.
Coltrane aussi les adorait, ces fameux ragas indiens que Ravi Shankar a popularisés. Samy Thiébault s'en est lui aussi imprégné (tout comme Jim Morrison auquel il rendait hommage dans A Feast Of Friends...), et pas seulement musicalement. Il a même flirté, un temps, avec le tantrisme, cette forme de méditation connectant la transe, la jouissance et le divin. Ainsi opère la signalétique spirituelle de ce Symphonic Tales, pas tant sur un mode exotique (malgré le clin d'œil au Calcutta Cutie d'Horace Silver au début d'Elevation...) que comme base de composition. Pari tout aussi ambitieux au niveau de l'orchestration. "Elle devait être partie intégrante d'un swing nerveux", explique Samy Thiébault, et surtout pas conçue comme accompagnement". C'est l'Orchestre Symphonique de Bretagne qui relève le défi avec à sa tête un jeune chef, Aurélien Azan Zielinski, lequel avait déjà dirigé, il y a deux ans, deux œuvres d'Omar Sosa. La prouesse réalisée tient beaucoup, également, à tout l'art de Philippe Teissier Du Cros, ce poseur de micros qui fait des miracles lorsqu'il est confronté à de fortes personnalités musicales, tandis qu'à la réalisation, Sébastien Vidal s'impose comme le véritable alter ego du saxophoniste lorsqu'il s'agit d'élaguer des partitions parfois touffues tout en mettant en relief leur ligne mélodique.
Nul accomplissement, en tout état de cause, sans fidélité. Pour mettre en œuvre un tel projet, Samy Thiébault a souhaité retrouver le groupe mis entre parenthèses au moment de Caribbean Stories. Ce sont ses fondamentaux. Ils ont pour nom Adrien Chicot, Sylvain Romano et Philippe Soirat, auquel s'ajoute le joueur de tablas Mosin Kawa, décisif dans le choix des compositions. Pour ce type d'entreprise, la batterie constitue le point névralgique. Elle ne doit être ni encombrante, ni évanescente. Le drive tout en subtilité et en élégance de Philippe Soirat remporte le morceau, en alliage avec la précision rythmique dont témoigne Sylvain Romano à la contrebasse. Entre ces deux masses que sont l'orchestre et la rythmique, la partie pianistique est plus complexe. Adrien Chicot s'y colle avec dextérité, soutenant des parties précises de cordes ou de bois, ou alors faisant contrepoint aux cuivres avec des accords en quartes que n'aurait pas renié un certain McCoy Tyner. Son groove et sa sensibilité n'en prennent que plus d'éclat dans les solos que lui offrent certains morceaux.
Altos, bassons et clarinettes n’ont plus, dés lors, qu’à exulter sur The Flame, fort des arrangements somptueux de Vincent Artaud qui officie également sur Adana dont les cuivres déferlent comme une légion romaine en plein péplum. Élévation, qui sonne comme un titre de A Love Supreme, résume toute la philosophie de vie de son compositeur, entre dépassement de soi et ascension spirituelle. Les divinités hindoues s’offrent un fascinant "call and response" dans Diva & Shiva, tandis que Jahân Joy Joy se déploie sur une mélodie entêtante, joyeuse et nimbée d’enfance, comme en écho au Nesfé Jahân de Rebirth que Samy Thiébault avait déjà dédié à son fils. Plus nerveux, Ajurna relaie l’esprit conflictuel du Mahabharata (comme pour mieux s’éloigner des clichés « peace & love » liés aux religions hindoues…) alors que Diwali clôt le disque sur une ambiance sereine en prolongeant la mélopée de la fête des lumières (Les Diwali) qu’on entendait dans Le Fleuve de Jean Renoir.
A-t-on tout dit de Symphonic Tales ? Non, pas l’essentiel, à savoir ce son de sax dantesque qui prend le temps de la construction dans les premiers morceaux avant de tout défourailler ensuite. Précision et transcendance. Ajurna en marque le climax. "Cela correspond à des choses que je voulais entendre chez moi depuis longtemps", explique Samy Thiébault qui opte ici pour une sonorité plus assise, plus compacte, riche en grain, mais aussi propice à des envolées bluffantes. Ainsi, entre terre et ciel, nous fait-il atteindre le Nirvana.
Symphonic Tales, Samy Thiébault (Gaya Music)