Mercredi 16 octobre 2019 par Ralph Gambihler

S3NS

Il avait envie de fête et de piano tropical, de cuivres orgiaques et de breaks de batterie encore plus libérés. Sans doute voulait-il aussi être super bien entouré après une ou deux années compliquées, entre blues intime et projets tièdement accueillis. Alors pour son onzième album studio, Ibrahim Maalouf est allé se ressourcer sous le soleil de La Havane. Il n'est pas le premier à s'être ainsi abreuvé au pays du mojito. Avant lui, déjà, un autre trompettiste, Dizzy Gillespie, avait réenchanté son âme et son jazz dans les floraisons afro-cubaines.

Pari plus osé pour un musicien originaire du Levant ? Rien n'est moins sûr au regard des attractions méconnues entre l'Orient et le monde latino. On compte, par exemple, une diaspora de huit millions de Libanais au Brésil (deux fois plus que la population du Liban), tandis qu'une bonne partie de la famille d'Ibrahim Maalouf vit en Amérique du Sud. Ce brassage, deux grandes voix l'enrobent dans l'album, à commencer par les mots galvanisants glissés dans le morceau d'ouverture (Una Rosa Blanca) de Barack Obama à Cuba en 2016. L'autre voix, c'est celle de Salvador Allende sur les ondes de Radio Magallanes -titre du dernier morceau- à Santiago du Chili, le 11 septembre 1973, juste avant qu'il ne meurt.

Entre ces deux figures, des Latinos du présent: le saxophoniste Irving Acao sur le trépidant Harlem, les charismatiques Yilian Canizares au violon et Roberto Fonseca aux claviers sur le munificent Gebrayel, sans oublier les pianistes Harold Lopez Nussa et Alfredo Rodriguez. Cela en fait du monde, sachant que le trompettiste est resté fidèle aux toujours aussi performants Frank Woeste (piano), François Delporte (guitare) et Stéphane Galland (batterie), auxquels on ajoutera des légions de bois et de cuivres dont les assomptions dantesques, par contraste, accentuent la résonance des solos de trompette sur des morceaux plus doux, comme le poignant All I Can't Say.

Ainsi la fête se prolonge-t-elle en prière. Entre carnaval et recueillement, elle fait "sens" de tous feux, de tous espoirs, au-delà du "E" retourné en "3" dans le titre de l'album, comme pour mieux convoquer la triade de définitions auxquelles renvoie ce mot tout simple: le sens comme signification, comme faculté d'éprouver des impressions (les cinq sens, par exemple...) et comme direction. De quoi faire disjoncter une actualité sale, figée, toute en replis et en inhumanités. À la place, Ibrahim Maalouf nous emporte dans un monde tellement plus coloré où nos vies, nos rythmes et nos rencontres se confondent en empruntes aussi fragiles qu'essentielles, bandes passantes pour horizons inaccoutumés.  

S3NS, Ibrahim Maalouf  (Mister Ibe/Idol)