Requiem pour João Gilberto...
On reste d'abord sans voix, comme la bossa nova qui vient de perdre la sienne. Puis surgissent à l'esprit les images en trop: João Gilberto en pyjama et robe de chambre, ruiné, malade, vidé de trop de batailles contre sa maison de disques et une partie de sa famille. Et pour ne rien arranger, ce tweet infâme de Jair Bolsonaro qui n'a jamais aussi peu incarné le pays qu'il préside : "C'était une personnalité connue. Sentiments pour sa famille. Ok ?"... OK quoi, bouffon inculte ? Que connais-tu de la bossa, toi dont elle toisait les idoles en treillis de son mépris balnéaire avant le putsch de 1964?
Vite, revenir à autre chose... Se réabreuver, déjà, à ce timbre suave jugé trop blanc pour le film Orfeo Negro (le réalisateur recruta à la place Agosthino dos Santos...) mais dont le phrasé n'avait rien de blafard. Cette voix, c'est la source chaude, le requiem, l'éternité de la bossa nova. La guitare qui lui tombe sous la main n'enjolive rien. Elle accompagne la mise à nu. Elle surfe sur les étés, les silences, les fantômes. Car contrairement aux deux autres membres de la "sainte-trinité" de la bossa, l'interprète des mythiques Chega de saudade et A Garota de Ipanema préservait ses secrets et son quant-à-soi.
Tom Jobim jubile, Vinicius de Moraes rugit, la grâce d'Elis Regina, plus tard, sera tout aussi communicative, mais João Gilberto, lui, cultive son hédonisme en solo. Il ne parle pas beaucoup aux journalistes. Invité à définir son art, il s'en tire par une pirouette: la bossa, explique-t-il, c'est "une petite samba faite d'une seule note"... Mais encore ? De quoi donner parfois au personnage un aspect un peu reiche, comme si João Gilberto s'était méfié d'une certaine mythologie autour de la bossa nova, ou du moins de ce que les Américains en ont fait.
Pour lui, la bossa n'est pas seulement un dérivé de "cooltitude", et encore moins l'affluent exotique d'on ne sait quel Jazz West Coast, même s'il a lâché une fois à Gerry Mulligan: "C'est toi qui m'a appris à chanter, je voulais imiter ton saxophone"... Bossa et jazz, liaisons amères. Le 18 mars 1963, c'est Stan Getz qui touche le jackpot en gravant pour le label Verve l'album Getz/Gilberto. Sur Girl from Ipanema, vocalisé en langage yankee, João est même sommé de laisser sa place à sa dulcinée, Astrud Gilberto, qui jusque là n'avait jamais chanté ailleurs que dans sa cuisine.
Sa place, mais aussi son cœur, puisqu'Astrud divorce avec son Brésilien pour rejoindre le saxophoniste. Mais la rancune n'est pas son fort, à João Gilberto. La preuve, ce E Preciso Perdoar -"Il faut bien pardonner"- à travers lequel il retrouve Stan Getz en 1976 dans The Best of Two Worlds, et tant pis si le saxophoniste tire à nouveau la couverture à lui. Du même morceau, on préfère la version poignante et minérale de 1973, dans ce fameux João Gilberto resté dans la légende comme le fameux "album blanc" de la bossa en référence à celui des Beatles. L'âme chantante de la bossa y prolongeait avec génie l'hymne tout en mélancolie de A Felicidade: "la tristesse n'a pas de fin, le bonheur, si"...
João Gilberto (10 juin 1931-6 juillet 2019)