Dimanche 30 novembre 2008 par Ralph Gambihler

Orfeu Negro

"La tristesse n'a pas de fin, mais le bonheur, si"... "Orfeu Negro", tourné il y a tout juste 50 ans et qui ressort cet automne en DVD, n'a rien perdu de cette vivace mélancolie que savait si bien transmettre "A Felicidade", l'un des premiers grands hits de la Bossa Nova balbutiante. Derrière la caméra de Marcel Camus, Orphée est un chauffeur de tramway noir joué par un footballeur brésilien, et c'est non pas en enfer mais dans la transe carnavalesque qu'il en vient à perdre définitivement son Eurydice, avant de se fracasser au pied d'une falaise, laissant à trois enfants le soin de suivre son chemin, sur l'air de "Samba de Orfeu", avec cette fameuse guitare "qui fait se  lever le soleil"...

Les couleurs et les rythmes de "Orfeu Negro" vous éclatent toujours à la figure, 50 ans après, y compris dans ses facilités exotiques qui peuvent apparaître un peu désuettes. Le jury du festival de Cannes en était à ce point subjugué qu'il attribua la palme d'or au film alors qu'il fut présenté sans sous-titres, faute de temps. Il est vrai que "Orfeu Negro" baigne dans une sensualité qui laisse bouche bée sur à peu près toutes les séquences, de jour comme de nuit. Quant à  la poésie du film (et là on trouvera quand même les dialogues sont utiles), elle  culmine dans cette superbe scène où Orphée, à la recherche de sa disparue, tombe sur un gardien de paperasse carrément kafkaïen qui passe son temps à balayer les traces écrites des morts dont on ne se souvient plus.

C'est Vinicius de Moraes, on le sait, qui inventa le Orphée noir dont allait s'inspirer "Orféu Negro"... A-ce-propos le coffret DVD+CD que vient de sortir Universal en liaison avec l'éditeur Potemkine complète magnifiquement la vision du film. Dans les notes de livret, Anaïs Fléchet,  auteur de "La musique brésilienne en France au 20ème siècle", nous rappelle que c'est dans les années 40  que Vinicius se vit suggérer par un écrivain américain la ressemblance entre les Noirs d'une école de samba et les personnages des tragédies grecques.

La légende était née... La rencontre avec un producteur parisien, Sacha Gordine, devait lancer "Orfeu Negro" sur les rails, même si la "bonne société" brésilienne, forte de ses préjugés raciaux, tenta sans grand succès de s'opposer à une représentation positive des favelas alors qu'elle aurait tant aimé que Marcel Camus se contente de filmer les délices du Copacabana Palace. Mais aurait-on entendu une telle musique dans le Copacabana Palace ? Sur "Orfeu Négro", c'est Tom Jobim qui est aux commandes avec notamment "A Felicidade" mais aussi "O Nosso Amor" et "Frevo de Orfeu"... Mais Marcel Camus le fait un peu souffrir. Il écarte même du film le thème final que lui avait proposé Jobim, "Levanta Poeira" et que Universal présente dans le coffret comme l'un des derniers inédits du père fondateur de la Bossa Nova.

Il faut dire que la guitare de Luiz Bonfa, avec son "Manha de Carnaval" qui fera le tour du monde,  est venue entre-temps mettre son grain de sel, tandis qu'au chant, Agosthino dos Santos est préféré à Joao Gilberto, dont la voix est jugée trop blanche... La planète jazz, elle, n'aura que faire de cette mise en concurrence: Alain Tercinet, toujours dans les notes de livret d'Universal, revisite la déferlante brésilienne qui devait chambouler toute une partie de la discographie américaine dans les années 60. Tercinet revient longuement notamment sur le lien entre la Bossa et le Jazz de la côte Ouest: "C'est toi qui m'a appris à chanter, je voulais imiter ton saxophone", dira notamment Joao Gilberto à Gerry Mulligan...

Elégance, sophistication harmonique, fluidité des sonorités... Il y avait effectivement plus qu'un point commun entre les deux univers, même si Jobim, par la suite, n'aura de cesse de prouver que la Bossa n'est aucunement inféodée à la musique nord-américaine... C'est Stan Getz, on le sait, qui emportera le morceau, alors que Dizzy Gillespie avait pourtant été l'un des premiers à l'affût... Miles Davis, quant à lui, va rapidement renier son "Quiet Nights" concocté avec Gil Evans tandis que Paul Desmond, trop discret et trop ironique avec lui-même comme à son habitude, prendra soin de ne pas trop revendiquer le trait d'union entre sa "pulsation alanguie", comme l'écrit Tercinet, et la douceur brésilienne. "Orfeu Negro", on l'aura compris, fut une révolution aussi phénoménale que celle constituée, à la même époque, par le free jazz, comme si la Bossa était, d'une certaine manière, l'antithése oxygénante des furies "coltrano-colemaniennes"... On aimerait bien réentendre, à ce propos, la version de "The Girl from Ipanema" par Archie Shepp...

Orfeu Negro, coffet universal CD et DVD (Universal/Potemkine)