Samedi 12 mai 2018 par Ralph Gambihler

Plaire, aimer et courir vite

C'est LE grand film qu'on n'attendait plus de lui. Réputé pour un sentimentalisme gay aussi espiègle que sirupeux, Christophe Honoré n'avait vraiment changé de braquet que sur scène en remaquillant brillamment, il y a quelques années, l'épopée du Nouveau Roman au Théâtre de la Colline. Le voici soudain bouleversant de justesse et de retenue.

Amour à mort, donc, dans les nuits bleues des années Sida, mais sans l'ombre d'une grandiloquence. Arthur, jeune Rennais amoureux des filles mais qui couche avec des garçons, ne peut plus se passer de Jacques, un dramaturge parisien de 36 ans flanqué d'un fiston et d'un ex-amant un peu grincheux mais toujours prêt à aider son ami, surtout depuis qu'il le sait malade. Les cœurs s'emballent, mais les dés sont jetés. À la quête de fraîcheur s'ajoute celle du renoncement. Entre Rennes et Paris, Jacques doit apprendre à faire demi-tour. Ou alors à ne plus répondre au téléphone.

Si le propos a valeur d'autoportrait fragmenté en trois personnages, il témoigne surtout d'une direction décisive dans l'univers de Christophe Honoré. Délaissant une veine Jacques Demy où on l'a souvent trouvé maladroit, il accentue en revanche ce qui le rattache à François Truffaut. C'est une autre chanson. Plus proche, peut-être, de la sonate, avec une palette chromatique à rebours de toute fluorescence, sans oublier le recours à un phrasé aux accents littéraires revendiqués mais toujours fluide.

On cite aussi des livres chez Honoré, mais ils s'intercalent dans une bibliothèque de la fêlure et des abîmes. C'est encore Truffaut qu'on retrouve dans ce jeu où Jacques vouvoie son cadet et l'initie à Whitman, ou alors dans cette citation de La Peau Douce lorsque, à la sortie d'un théâtre, un élément inopportun contrarie les retrouvailles entre les futurs amants. Et puis comment oublier cette scène poignante où Arthur se recueille sur la tombe du réalisateur de Jules et Jim, pas loin des sépultures de Dominique Laffin et de Bernard-Marie Koltès, mort du Sida lui aussi et qui, dans une lettre à sa mère, fustigeait cette tendance consistant à "étouffer l'amour par le spectacle de ses expressions" ?

On saisit dés lors à quel point Plaire, aimer et courir vite, parce que ce film, justement, prend son temps malgré ce que suggère son titre, évacue tout le côté tape-à-l'œil de 120 battements par minute. Y compris dans sa dimension militante : "Pour un PD breton qui débarque à Paris, une soirée Act Up, c'est comme aller visiter les Catacombes", lâche ainsi Denis Podalydès, l'ami bougon de Jacques qu'on croirait presque sorti d'un film de Claude Sautet. Merveilleux Podalydès à l'humour si oxygénant auquel font écho la sobriété déchirante de fausse désinvolture de Pierre Deladonchamps dans le rôle de Jacques et l'allant généreux et gorgé de fantaisie de Vincent Lacoste dans la peau d'Arthur.

Ainsi débarrassé de ses scories (un grand merci, au passage, à l'inénarrable Louis Garrel de s'être désisté pour ce film comme il l'avait déjà fait pour Laurence Anyways), le cinéma de Christophe Honoré trouve un élan romanesque d'autant plus remarquable qu'il en contourne toutes les facilités. On n'est pas prêt, en tout cas, d'en oublier quelques indices exhumés de notre ADN, le Shadow of Your Smile d'Astrud Gilberto, l'affiche de Boy Meets Girl, ainsi que cette ultime tirade -"Mon ami, promettez-moi de salir la beauté..."- emblématique d'une émotion mature et de cette race de films qui aident à vivre.

Plaire, aimer et courir vite, Christophe Honoré, Cannes 2018, en salles depuis le 10 mai.