Jeudi 18 avril 2024 par Ralph Gambihler

Occupied City

Amsterdam dans la nuit nazie, ce n'était pas seulement Anne Frank. Documentant lieu par lieu les rafles, les crimes et les actes de résistance qui ont jalonné l'occupation de la capitale néerlandaise, l'un des réalisateurs les plus incontournables du moment (Shame, 12 Years a SlaveSmall Axe...) contourne délibérément la maison de la jeune martyre juive comme pour mieux changer d'échelle. Il est vrai que les statistiques parlent d'elles-mêmes: 75% de la population juive des Pays-Bas assassinée, 60 000 déportés rien qu'à Amsterdam... Avec le renfort de sa compagne, l'historienne hollandaise Bianca Stigter, et de son ouvrage Atlas of an Occupied City, le cinéaste Steve McQueen dispose d'un matériau dont la densité dramatique saute aux yeux.

À chaque adresse son trou noir, son lot d'arrestations, de dénonciations ou d'exécutions. Ses épopées héroïques, également... La grève de février 1941, par exemple, lancée par le Parti communiste néerlandais pour protester contre les premières rafles antisémites, ou encore l'attaque à moitié réussie du 27 mars 1943 contre le bâtiment abritant les registres de l'état-civil afin de bloquer le recensement de cette même population juive. Cruel trait d'union entre ces actes si forts de solidarité et l'ampleur des déportations... Steve McQueen s'attarde aussi sur "l'hiver de la faim " sciemment organisé par les nazis fin 1944 et qui traumatisa une ville aussi moderne et industrialisée que l'était Amsterdam.

Et tout cela sans la moindre archive... Car c'est bien là le pari un peu dingue, parfois questionnable mais d'une force indéniable, tenté par Occupied City: replonger dans la noirceur de ces années-là par la seule rythmique d'une voix volontairement neutre mais irrémédiablement glaçante, celle de la jeune actrice Melanie Hyams, tout en filmant le Amsterdam contemporain entre 2020 et 2022. Dans la durée -le film dépasse les quatre heures- le procédé nous imprègne de sentiments contradictoires. Quel rapport entre les rassemblements contre les restrictions anti-COVID et la barbarie nazie ? Même en élargissant la focale jusqu'à filmer des manifestations woke et pro-palestiniennes, ou encore l'accueil des premiers réfugiés ukrainiens, le propos de McQueen abuse de pointillés incertains.

La facilité est aussi parfois au rendez-vous quand, de manière trop littérale, des grilles ou des vêtements de braderie sont censés faire écho au passé, ou lorsque la caméra semble vouloir suggérer une sorte d'indifférence néerlandaise au regard de lieux dont il ne reste souvent plus rien, ou presque: "Demolished ", entend-on souvent au fil du texte qui est lu. La puissance visuelle de cet étrange objet filmique finit pourtant par nous emporter, tout comme le caractère saisissant de certains contrastes, à l'instar de cette école d'aspect si inoffensif dont on apprend qu'elle servit de QG pour SS. Plasticien hors pair, Steve McQueen sait filmer la brume, les no man's land et les virées nocturnes dans une ville soudainement dépeuplée, sauf par les fantômes qui la hantent avec une intensité telle que la voix off d'Occupied City opte à son tour pour le silence.

De fait, la déambulation n'amortit en rien les cahots d'un passé douloureux. Elle plonge juste le spectateur dans une sourde sidération accentuée par le grand écart entre ce qui est dit et ce qui est montré, les morts et les vivants, l'invisible -voire l'indicible- et cette nonchalance typiquement néerlandaise qui semble chalouper de nos jours au gré des vieilles pierres. Si loin, si proche... jusqu'à cet épilogue gorgé d'espoir autour de la bar-mitsvah d'un ado métis. Comment être à la fois dans la communauté et dans le singulier, se disait-on en découvrant les cinq volets de Small Axe... Réponse à nouveau ultra-impactante d'un McQueen qui, dans le tréfonds de ses origines afro-caribéennes, parvient à donner sens à la Shoah sans rien abdiquer de sa sensibilité. Des "appropriations culturelles " comme celle-là, on en redemande.

Occupied City, Steve McQueen, sortie en salles ce 24 avril.