Small Axe
Comment faire communauté... et singularité ? Le réalisateur anglo-afro-caribéen Steve McQueen a fait de cette question le creuset d'une œuvre qui a souvent sublimé la cinématographie contemporaine. Shame en montrait le caractère insoluble même si à la faveur d'un New York, New York au tempo déchiré offert par sa frangine, le personnage principal mettait son addiction entre parenthèses pour éprouver un début de communion avec le genre humain. Fils d'affranchi soudainement esclavagisé, le héros de 12 Years a Slave finissait par revêtir un statut de rédempteur au regard d'un passé que l'Amérique rechignait jusqu'ici à regarder droit dans les yeux.
En brossant à travers une mini-série de cinq films autonomes une anthologie de l'Angleterre caribéenne de la fin des années 60 au début des années 80, Small Axe emmène cette dialectique de l'individu et du collectif vers d'autres sommets. Des destins poignants du Grand Londres y croisent des luttes emblématiques de la "génération Windrush ", en souvenir de ce paquebot ayant fait débarquer en terre anglo-saxonne des milliers de migrants de Jamaïque et de Trinidad dans l'après-guerre. De par ses origines, Steve McQueen en porte les espoirs, les drames, les prises de conscience... Les quelques victoires, également.
Sont ainsi évoqués le procès en 1970 du Mangrove, ce restau communautaire de Notting Hill ciblé en permanence par la police, mais aussi la ségrégation dont furent victimes des gamins antillais en décrochage scolaire quand la secrétaire d'État à l'Éducation de l'époque s'appelait Margaret Thatcher. Autre épisode méconnu, les émeutes de Brixton au printemps 1981, trois mois après l'incendie de New Cross fatal à 13 jeunes Noirs lors d'une fête. De quoi inspirer ce cri du cœur au poète d'origine jamaïcaine Linton Kwesi Johnson : «Toute l’Angleterre noire a viré au bleu mélancolique (...) Celui de la fumée de tristesse de ce dimanche matin glacé. Toute l'Angleterre noire a viré au rouge ardent (...) Rouge de rage comme les flammes de la fournaise..."
Bleu mélancolique, rouge ardent... McQueen enrobe ce dégradé de bien d'autres nuances encore. À l'ampleur du premier film (Mangrove) fait écho toute l'âpreté façon Sidney Lumet dont il fait preuve dans son 3e volet, Red White & Blue, où le magistral John Boyega se bat comme un beau diable, sous le regard désabusé de son père, pour réformer la police londonienne de l'intérieur. Small Axe regorge à ce propos d'interprètes jusque là sous-employés et qui s'avèrent aussi poignants qu'exceptionnels, de Letitia Wright en vibrante activiste dans Mangrove à Sheyi Cole composant un Alex Weatle tout en douleur sourde avant d'échapper à la relégation sociale à laquelle il semblait condamné.
On a gardé le plus beau pour la fin: Lover Rocks ou le Steve McQueen plasticien et virtuose, celui qui fait danser les corps-et les âmes- comme Abdellatif Kechiche, l'épate et la vulgarité en moins. Au rythme des Sound Systems, des jeunes gens oublient le mépris des Blancs dans une soirée entre elles et eux où ne comptent que désir, sensualité non dénuée de désenchantement et transe ultime après avoir tutoyé la grâce collective en chantant a cappella Silly Games de Janet Kay. Édénique et subversif à la fois, le reggae de Small Axe (le titre est emprunté à une chanson de Bob Marley) auquel la nouvelle scène londonienne n'est pas étrangère, y compris dans ses versants jazz, offre aux damnés de Steve McQueen une texture et une aura qui confèrent à cette fresque combative un cachet hors du commun.
Small Axe, Steve McQueen (Actuellement sur Salto)