Monk Pannonica: une histoire américaine
Il est au piano, mitraillette en bandoulière dans un appart' un peu déglingué transformé en QG de la Résistance. Derrière lui, un officier nazi attaché à une chaise et une jeune femme portant béret, écharpe rouge et ceinture de cartouches. C'est la baronne. C'est Pannonica. La Résistance, elle y a vraiment participé, ce dont témoigne à sa manière cette incroyable pochette signée John Berg pour l'album Underground, sorti en 1968. L'un des derniers de Thelonious Monk. Il entrera à jamais, ensuite, dans le monde du silence.
Dommage qu'elle ne figure pas dans Monk Pannonica: une histoire américaine, cette pochette d'album... Elle eut sans aucun doute constitué une porte d'entrée idéale pour évoquer la relation si rare entre le pianiste dans sa bulle et Pannonica de Koenigswarter, cette épouse de diplomate qui, après avoir accueilli chez elle Charlie Parker dans ses derniers instants, va accompagner Monk au gré d'un parcours souvent ingrat.
Tout le monde l'adorait, Pannonica: du swing plein les yeux, la sollicitude chevillée à l'âme et la peau blanche synonyme de subversion dès lors qu'elle préférait la compagnie des musiciens noirs dans l'Amérique ségréguée de l'époque. Entre deux concerts, elle demandait à chacun d'eux quels étaient ses trois vœux. Réponses poignantes et authentiques, surtout dans une période où en termes de statut et de reconnaissance institutionnelle, ces musiciens vivaient dans un monde à part.
Autant dire que lorsque le réalisateur de Monk Pannonica..., Jacques Goldstein, reprend dans son documentaire le même procédé avec des musiciens d'aujourd'hui, de Archie Shepp à Wadada Leo Smith, en passant par William Parker, Matthew Shipp ou encore la guitariste Eva Mendoza, on est davantage embarrassé. Les trois voeux façon Pannonica, c'était du "one shot". Même si certains problèmes aujourd'hui sont parfois les mêmes, les réponses ne sonnent pas du tout de la même manière. Elles virent au cliché. On se demande d'ailleurs pourquoi ce sont ces musiciens (qui relèvent pour la plupart d'entre eux d'une certaine avant-garde bien restrictive, comme l'observe judicieusement par ailleurs le pianiste Franck Amsallem...) et pas d'autres qui nous parlent de Monk...
Seul Laurent De Wilde trouve vraiment sa place, lui qui a tout de même consacré une bio de référence au pianiste. Il a les mots justes et la passion idoine pour résumer l'art de Thelonious, ses doigts tendus et hors-la-loi s'abattant ou titubant sur les touches, cette manière de faire inimitable et rageuse résonnant comme un défi face à toutes les conventions musicales, mais aussi sociales et politiques qui l'ont encerclé durant toute sa vie... On peut aussi apprécier le témoignage du fils de Monk sur celui qui réussissait finalement à être à la fois un musicien visionnaire et un père de famille exemplaire.
Pour le reste, Jacques Goldstein filme avec talent et sensibilité le New-York d'aujourd'hui. Il dispose aussi de photos d'archives qui laissent rêveur quant au charme étrange que Pannonica pouvait dégager. On comprend moins la raison pour laquelle cette personne si fascinante disparaît soudainement de la trame qu'il met en scène avant de revenir vers la fin. Le titre du documentaire est trompeur, Pannonica n'en est pas le sujet principal. On se prend alors songer au sort plus enviable que lui auraient sans doute réservé certaines docus jazz tellement plus trépidants qu'on voit souvent sur Netflix, genre I Called Him Morgan. Leurs réalisateurs ou réalisatrices ne seraient sans doute pas passés à côté d'une fabuleuse pochette de disque...
Monk Pannonica: une histoire américaine, Jacques Goldstein (Sur le site d'Arte jusqu'au 31 mai)