I Called Him Morgan
Joyau rare dans la malle aux trésors de Netflix. Programmé semble-t-il depuis le printemps dernier et peut-être même avant, I Called Him Morgan éclaire d'une cruauté hivernale le parcours éclair de l'un des trompettistes les plus mythiques de la note bleue, Lee Morgan. Hard-boppeur surdoué et rieur des Jazz Messengers d'Art Blakey, il tombe ensuite dans le caniveau de la drogue d'où le ramasse une certaine Helen Moore, elle-même passée par toutes les galères puisqu'avant de fuir sa Caroline du Nord natale elle avait eu, à seulement 13-14 ans, deux enfants hors-mariage.
Du coup, elle pourrait être sa mère, à Lee Morgan, au regard des 13 ans qui les séparent. Elle sera déjà son infirmière. "Pourquoi t'as pas de manteau ? ", demande-t-elle au trompettiste frigorifié de l'hiver 67 alors que ce dernier a refourgué au dealer du coin toute cette arborescence vestimentaire que de sublimes photos labellisées Blue Note avaient immortalisées au début de sa carrière. New-York ou le recommencement. Il réapprend à rire, elle cuisine à merveille et répare si bien les vivants. "Je l'appelais Morgan ", dit-elle, un nom aussi porteur de promesses, à l'époque, que le prénom concurrent, Miles...
Un autre hiver aura raison de ses promesses. Le froid et la neige, encore une fois, et puis ces foutus oiseaux de malheur dans un ciel blafard que la caméra du réalisateur suédois Casper Collin capte à plusieurs reprises, comme un leitmotiv funeste... En février 1972, Helen Moore surprend Lee Morgan avec une autre femme au Slugs, un club de New-York où il s'apprêtait à jouer Angela, une compo pour Angela Davis de son ancien pote des Jazz Messengers, Jymie Merritt. Le ton monte, Morgan jette Helen dehors alors qu'il fait si froid et qu'elle a laissé ses affaires au club. C'est elle à présent qui n'a plus de manteau. Un pistolet tombe de son sac à main... L'ambulance mettra près d'une heure à arriver. Officiellement en raison de la neige.
Elle parle lentement, le timbre se casse parfois dans les aigus. Un ancien DJ de jazz devenu professeur a retrouvé Helen parmi ses élèves (alors qu'elle a presque 70 ans !) au milieu des années 90. Il a enregistré son témoignage avec un magnétophone, un an avant qu'elle ne meurt. Ce sont ces confidences, évidemment, qui donnent à I Called Him Morgan toute sa poignante humanité sans pour autant amoindrir la trace musicale laissée par le trompettiste. Comment en serait-il autrement quand c'est Wayne Shorter qui témoigne ?
Après l'épopée des Jazz Messengers, ils ont enregistré tous les deux un morceau fabuleux assez bien placé dans le documentaire, Search For The New Land, avec aussi Herbie Hancock au piano, Grant Green à la guitare, Reginald Workman à la contrebasse et Billy Higgins aux drums. Sur la pochette de l'album, Lee Morgan faisait déjà moins le fanfaron que d'habitude. À la même époque, une photo capte le regard inquiet de Wayne Shorter sur son ami, le crâne soudainement bandé après s'être étalé et évanoui sur un radiateur un soir de dope. "Qu'est-ce-que tu fous, Lee ? Qu'est-ce que tu fous ?? "... Tête brûlée du jazz, Lee Morgan n'a pas fini de nous bouleverser.
I Called Him Morgan, Casper Collin, à voir sur Netflix.